En ce 23 janvier 1929, la Gazette du Franc n’a pas encore fini de faire trembler la presse et les tribunaux, mais Le Canard enchaîné s’offre une parenthèse de satire domestique, sans cesser pour autant de viser le pouvoir. Le thème du jour ? Le vacarme des livreurs de lait, dont le préfet de police Jean Chiappe veut débarrasser les Parisiens.
Sous le titre « Nous voulons dormir tranquilles », l’article moque d’emblée l’hyperactivité du préfet :
« M. Jean Chiappe, qui est le seul préfet de police que nous ayons actuellement — et c’est une raison pour que nous y tenions — ne laisse pas son esprit fécond en repos. »
Le ton est faussement bienveillant. Derrière la flatterie se glisse le portrait d’un préfet autoritaire et gesticulateur, qui multiplie les règlements futiles pour mieux faire oublier l’essentiel. Le Canard souligne son goût pour les “idées neuves ou anciennes”, qu’il ressort “avec une énergie louable” dès qu’il s’agit de surveiller ou d’interdire.
L’affaire des laitiers n’est qu’un prétexte. Le journal feint d’approuver les arrêtés de Chiappe contre “le tintamarre d’enfer” des livreurs à l’aube, mais pousse aussitôt la logique jusqu’à l’absurde :
« Puisqu’on vante l’omnipotence de M. Chiappe, qu’il s’en serve pour pendre haut et court les plus gros des laitiers en gros. Nous dormirons déjà mieux après cela. »
La “suggestion” pastiche le ton des chroniqueurs moralisateurs, tout en révélant le fond du propos : la lutte contre le bruit n’est qu’une métaphore de la répression du désordre social et politique.
Le préfet, explique Le Canard, “fait aussi la guerre aux appareils avertisseurs des automobilistes” — mesure dérisoire que le journal tourne en ridicule avant d’en venir au cœur du sujet : “les bruits tendancieux que la feuille des Soviets met en circulation”. La dernière phrase conclut l’article avec un éclat de cynisme :
« C’est quand tous les communistes seront incarcérés que vraiment, nous pourrons dormir sur nos deux oreilles. »
Sous couvert de réclamer le calme, Le Canard dénonce la dérive autoritaire et anticommuniste de Chiappe, préfet vedette de la fin des années 1920, déjà craint pour ses méthodes brutales et ses sympathies droitières.
La suite, titrée « Les laitiers sont innocents », forme le contrepoint parfait. En quelques paragraphes, le journal feint de se réjouir du non-lieu rendu par le juge Brack pour des laiteries coopératives accusées de hausse illicite des prix. Mais la fausse satisfaction vire rapidement à la satire du corporatisme et de la justice de classe :
« M. Brack a donc remis à une date ultérieure l’innocence bien connue des laitiers, avec permission implicite de recommencer à la prochaine occasion. »
La tournure ironique — “permission implicite” — souligne l’hypocrisie d’un système où la justice blanchit les puissants tout en punissant les petits. Le Canard s’en prend aussi au sénateur Donon, défenseur intéressé des coopératives, et raille cette “innocence bien connue” qui permet à chacun de se déclarer propre sans jamais réparer les dégâts.
En filigrane, les deux articles composent un portrait satirique du pouvoir sous la IIIᵉ République : une police obsédée par l’ordre moral, une justice indulgente envers les nantis, et un peuple réduit à la résignation. Derrière les pots de lait, c’est toute la politique du “calme social” qui est visée.
Ainsi, quand Le Canard proclame “Nous voulons dormir tranquilles”, il ne parle pas des Parisiens fatigués, mais des citoyens endormis par la routine autoritaire. En janvier 1929, pendant que Chiappe traque le vacarme des rues, Le Canard enchaîné continue, lui, à réveiller la République.