Le 27 février 1929, Le Canard enchaîné publie à sa une un long texte signé Pierre Scize, l’un des chroniqueurs les plus incisifs du journal. L’article, intitulé « Nègres blancs et noirs », s’ouvre sur la figure d’André Maginot, alors ministre de la Guerre, revenu d’un voyage triomphal en Afrique occidentale française. La presse coloniale et les actualités filmées ont largement relayé l’événement : Maginot, en uniforme blanc, visitant Dakar, salué par des foules d’indigènes en liesse.
Pierre Scize s’empare de cette scène pour la retourner en farce tragique. Il décrit “le grand blanc au nez turgescent, appuyé sur sa canne” humant les “encens militaires” tandis que “mille visages noirs ouvrent à la louange du grand blanc des bouches en gouffre”. Le ton oscille entre la caricature coloniale et la dénonciation du spectacle impérial. Sous son ironie féroce, le texte révèle le caractère profondément raciste et infantilisant du discours colonial, celui qui réduit les peuples africains à des figurants dans le théâtre de la gloire française.
Mais la charge de Scize dépasse la critique du colonialisme : il s’attaque surtout à la fascination universelle pour la servitude et la guerre. Dans un passage d’une puissance visionnaire, il note :
“Le spectacle de quelques milliers d’individus privés de leur personnalité et devenus semblables à des automates possède des attraits bien puissants… Et pas seulement sur les nègres.”
Autrement dit : les “nègres” ne sont pas que ceux d’Afrique, mais aussi les citoyens européens, hypnotisés par le rythme des tambours militaires, fascinés par la marche en cadence, séduits par l’ordre et la force. Le “nègre à peau blanche”, c’est l’homme moderne, docile et martial, rendu esclave par le vacarme de la fanfare patriotique.
Scize enfonce le clou dans une image frappante :
“Grattez tout cela : vous trouverez le nègre. Le nègre ivre de son tam-tam, qui adore la fanfare.”
Il vise ici les foules européennes, elles aussi “prostrées devant leurs gris-gris” – drapeaux, décorations, hymnes – et prêtes à “fournir à leurs dieux des sacrifices humains”. La satire prend ainsi une dimension universelle, renvoyant dos à dos colonisateurs et colonisés dans un même culte du chef et du tambour.
La seconde partie du texte prolonge cette critique en la transposant à l’échelle mondiale. Scize commente une nouvelle rumeur publiée dans L’Œuvre : la possibilité que les gouvernements se montrent plus indulgents envers les “objecteurs de conscience”. L’occasion pour lui d’élargir sa réflexion sur la guerre moderne : chimique, anonyme, totalisante.
“Le gaz pour tous. L’asphyxie égalitaire ! Tous héros ! Tous coupables !”
Par ce cri sarcastique, il renverse l’héroïsme officiel et anticipe la logique de destruction de masse qui dominera les années 1930. Loin de glorifier le pacifisme moral, il souligne la culpabilité collective des peuples qui consentent à la guerre, non par haine mais par routine, par ce besoin d’ordre et de spectacle déjà visible dans la parade coloniale.
Ainsi, « Nègres blancs et noirs » est bien plus qu’un article de circonstance : c’est une méditation satirique sur l’asservissement universel. Scize y mêle ironie et désespoir, compassion et dégoût. En février 1929, alors que la France officielle célèbre son empire et sa stabilité, Le Canard enchaîné rappelle que le mal colonial et le mal guerrier procèdent d’un même tambour : celui que frappent les “nègres blancs” d’Europe en rêvant d’être des maîtres.