Le 3 avril 1929, Le Canard enchaîné juxtapose en pages 2 à 4 deux textes d’un humour très différent mais d’une ironie convergente. Le premier, signé Ernest Raynaud, s’intitule « Les enseignements du plébiscite italien ». Le second, Roger Salardenne, sous le titre « Encore un martyr de la science ! », se fait le défenseur goguenard d’un inventeur malchanceux. Ensemble, ils illustrent le double registre du Canard à la fin des années 1920 : la satire politique la plus acérée et la farce sociale la plus jubilatoire, réunies dans un même numéro.
Le plébiscite à la mode Mussolini
Ernest Raynaud s’empare d’un fait d’actualité brûlant : le plébiscite organisé en Italie pour renouveler la confiance au Duce, en mars 1929. Officiellement, neuf millions d’Italiens ont voté “oui” à Benito Mussolini, contre à peine cent mille “non”. Le Canard reprend la nouvelle à la lettre — mais à la manière d’un procès-verbal de comédie.
« Non seulement on connaissait, deux mois avant la consultation, les noms des 400 députés élus, mais on avait encore fixé la proportion des oui et des non. »
Tout y passe : la “précision” des chiffres, la “discipline” des électeurs, le zèle des opposants officiels — ces pauvres figurants “aux chapeaux melons terriblement uniformes”. Raynaud décrit le plébiscite comme une pièce de théâtre parfaitement réglée, où chacun joue son rôle, même les “traîtres”, soigneusement choisis pour leur fidélité au régime.
Sous la forme d’un reportage moqueur, il démonte le mécanisme du consensus totalitaire : la mise en scène du suffrage universel comme spectacle d’obéissance. Ce rire, en 1929, a une portée politique réelle : il révèle la lucidité du Canard face aux régimes autoritaires à un moment où une partie de la presse française admire encore Mussolini.
La chute du texte est d’une ironie limpide : le nombre des “oui” ne dépasse pas celui des votants, “ce qui relève du miracle, étant donné l’empressement avec lequel les foules se sont portées aux urnes”. Une manière élégante de dire que le Duce a inventé, avant l’heure, le vote à 110 %.
L’inventeur et la poêle à perles
À la page suivante, Roger Salardenne offre un contrepoint burlesque. Il raconte l’histoire d’un certain M. Rainchaud, inventeur arrêté pour avoir fabriqué de fausses perles si parfaites qu’elles trompaient les bijoutiers. L’anecdote tourne à la farce judiciaire : Rainchaud vend à un joaillier un lot de perles “authentiques”, celui-ci se fait duper deux fois, puis porte plainte.
Salardenne, feignant l’indignation, s’exclame :
« Voilà qui est stupide ! Au lieu de féliciter Rainchaud et de l’encourager à prendre un brevet, on l’incarcère ! »
Suit une “révélation scientifique” délirante : l’inventeur faisait bouillir ses perles dans l’huile d’olive, selon “la recette des pommes de terre frites”, pour leur donner un lustre irrésistible. La morale, en fin d’article, pousse l’absurde jusqu’au bout : il invite les Parisiennes à frire leurs colliers bon marché pour rivaliser avec ceux de la comtesse de Noailles !
Derrière la cocasserie, on retrouve la verve antimorale et anticonsensuelle du Canard. Là où Raynaud moque la servilité politique, Salardenne tourne en dérision la servilité sociale, celle du commerce et des apparences. Le “martyr de la science” n’est qu’un charlatan de génie, mais il devient sous la plume du satiriste un symbole de l’inventivité réprimée — et, par extension, une métaphore de l’esprit libre qu’on enferme.
Le fil rouge du numéro : le faux et le convenu
Ces deux articles, placés à quelques pages d’écart, se répondent comme un diptyque du faux-semblant : faux vote, fausses perles, faux opposants, faux honnêtes gens. Entre la farce politique et la comédie de mœurs, Le Canard du 3 avril 1929 met en scène le règne universel du toc — celui des urnes comme celui des bijoux.
Sous le rire, une certitude : dans l’Europe de 1929, tout brille, tout s’organise, tout ment. Et c’est bien pourquoi Le Canard continue de faire sonner la casserole de la satire : en or massif, mais garantie… non conforme.