L’été 1929 s’achève sur un exploit technique et médiatique sans précédent : le tour du monde du Graf Zeppelin. Parti de Lakehurst (États-Unis) le 8 août, le gigantesque dirigeable allemand — long de près de 240 mètres — boucle son périple en trois semaines après avoir survolé l’Europe, la Sibérie et le Pacifique. En Allemagne, la presse exulte : c’est la revanche du génie germanique sur les humiliations du traité de Versailles.
Mais au Canard enchaîné, on n’avale pas aussi facilement la baudruche patriotique. Sous la plume de Roger Salardenne, le journal transforme ce triomphe aérien en un éclatant exercice d’ironie antimilitariste et antinationaliste.
La revanche de l’esprit sur le “Zeppelin”
L’article, intitulé « C’est tout d’abord une victoire française », commence par une attaque en règle contre “l’enthousiasme insupportable” des journaux allemands, prompts à célébrer “la suprématie de l’air” et “l’essor de la technique allemande”. Mais le ton de Salardenne n’est pas celui du reproche patriotique : c’est celui du sarcasme.
“Les Boches, avec leur insolence coutumière, s’imaginent qu’ils sont les maîtres du monde… Nous, Français, vous auriez à l’heure qu’il est, peau de zèbie en fait de Zeppelin, et votre Dr Eckener serait sans emploi.”
En deux lignes, tout est dit : la logique absurde des nationalismes, où chaque prouesse technique devient un prétexte à fanfaronnade, est renvoyée à sa propre stupidité.
La presse française moquée à son tour
Mais le Canard n’en reste pas à la raillerie anti-allemande : il retourne immédiatement la flèche contre la presse française. Car le quotidien Le Matin — seul journal à avoir “un rédacteur à bord du Zeppelin” — revendique lui aussi la paternité de l’exploit, en se livrant à une construction historique d’une cocasserie rare.
Le Matin rappelle en effet qu’en 1870, lors de la guerre franco-prussienne, le comte von Zeppelin aurait pu être tué par un garde-chasse alsacien s’il n’avait eu la prudence de se cacher ! Dès lors, conclut sérieusement le journal, si le dirigeable existe aujourd’hui, c’est grâce à la magnanimité française : sans ce garde-chasse, pas de Zeppelin !
Salardenne jubile :
“Ah ! messieurs les Allemands, voilà qui va rabattre votre caquet ! Si aujourd’hui votre Graf Zeppelin accomplit son tour du monde, c’est parce que la France a eu la magnanimité d’épargner son inventeur.”
La satire atteint ici un sommet : en feignant de partager le chauvinisme absurde du Matin, Salardenne en souligne le ridicule.
Une double satire du nationalisme ordinaire
Cette inversion comique est typique du Canard enchaîné de l’entre-deux-guerres : ni pro-allemand, ni nationaliste, le journal dénonce la symétrie grotesque des orgueils nationaux. L’“affaire du Zeppelin” devient un miroir de l’Europe de 1929 : apaisée en façade, mais toujours prête à rejouer la guerre sous couvert de prestige technologique.
Sous la plaisanterie se lit un message plus profond : dix ans après l’Armistice, la course à la gloire aérienne, aux records de vitesse et aux raids transatlantiques ne sont que les nouveaux terrains d’un chauvinisme modernisé.
Un ton entre cocasserie et lucidité
La chute de l’article est exemplaire de cette ironie en spirale :
“Si le paquebot Bremen a battu le record de vitesse, c’est encore à cause de la France : quand il est passé au large de Cherbourg, rien ne nous empêchait de le couler à coups de canon !”
Tout le Canard est là : une dérision joyeuse qui, sous couvert de moquerie, démasque le fond tragique d’une Europe incapable de rire d’elle-même sans y mêler le ressentiment.
Le rire comme antidote à la revanche
En 1929, le souvenir de la Grande Guerre reste brûlant. Le Graf Zeppelin, malgré ses airs de colombe géante, flotte encore dans l’ombre de 1914. Face à cette ferveur belliciste déguisée en triomphe scientifique, Salardenne choisit l’arme la plus efficace : le rire.
En dégonflant la baudruche du nationalisme, il rappelle que la vraie victoire française, c’est celle de l’esprit critique — celui qui refuse de transformer chaque exploit humain en drapeau.
En 1929, pendant que le Graf Zeppelin faisait le tour du monde, Roger Salardenne faisait celui de l’absurde : il prouva qu’entre Berlin et Paris, le ridicule volait plus haut que les dirigeables.