N° 810 du Canard Enchaîné – 6 Janvier 1932
N° 810 du Canard Enchaîné – 6 Janvier 1932
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La liberté de la presse doit être défendue !
Janvier 1932 : une conférence internationale s’apprête à discuter, à Copenhague, des moyens de lutter contre les “fausses nouvelles”. Tollé immédiat dans la presse française — que Le Canard enchaîné tourne en dérision. Sous la plume mordante de Drégerin, l’éditorial « La liberté de la presse doit être défendue ! » pastiche les indignations des grands journaux nationalistes et des industriels de la plume. Sous couvert de patriotisme, il démonte l’hypocrisie d’une presse qui crie à la censure pour mieux défendre ses intérêts. En 1932 déjà, Le Canard rappelait qu’il n’est pire censeur que celui qui se dit libre.
Variation sur la galette des rois, dessin de Grove.
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6 janvier 1932 : quand le Canard défend (ironiquement) la liberté de la presse
Drégerin, faux défenseur et vrai satiriste d’une presse sous influence
En ce début d’année 1932, l’Europe, encore ébranlée par la crise économique et les secousses diplomatiques post-Versailles, voit naître une idée singulière : organiser à Copenhague une conférence internationale pour examiner les « moyens propres à prévenir les campagnes tendancieuses et la diffusion des fausses nouvelles de nature à troubler les rapports entre États ». Autrement dit, un premier embryon de ce que nous appellerions aujourd’hui la lutte contre la désinformation. Mais pour Le Canard enchaîné, cette initiative n’est rien de moins qu’une atteinte directe à la sacro-sainte liberté de la presse.
L’article signé Drégerin — pseudonyme de l’un des plumes les plus corrosives du journal — adopte le ton d’un éditorial indigné… à ceci près que cette indignation est feinte. Sous des dehors patriotiques et vertueux, le texte s’amuse à renverser les arguments : il se moque des grands quotidiens “indépendants”, financés par les milieux d’affaires, et des politiciens qui invoquent la liberté de la presse chaque fois qu’ils craignent pour leurs privilèges.
Dès la première ligne, le ton est donné : « C’est avec un légitime émoi que les patriotes de ce pays verront s’ouvrir à Copenhague cette louche conférence internationale… » Le mot “louche” suffit à tout dire : derrière la défense proclamée de la “liberté”, Drégerin vise l’hypocrisie de ceux qui en font commerce. Le Canard s’amuse à reprendre le lexique de la presse nationaliste ou conservatrice — “patriotes”, “opinion publique éclairée”, “intérêts de la nation” — pour mieux en démonter la rhétorique.
Le texte s’apparente à une parodie d’éditorial du Figaro ou de L’Intransigeant : il multiplie les hyperboles (“juguler la libre expression des opinions”, “mutilation des droits de la presse française”) et les fausses indignations (“à l’heure même où les ennemis de la France s’apprêtent à nous retirer nos canons et nos munitions…”). À travers cette imitation, Drégerin montre comment la “liberté de la presse” est instrumentalisée par ceux qui détiennent, justement, les journaux.
Dans le contexte de 1932, cette satire tombe à point. La presse française, loin d’être un espace libre, est alors profondément dépendante des puissances financières et industrielles. François Coty, parfumeur milliardaire et propriétaire du Figaro, y défend un nationalisme outrancier. Léon Daudet tonne dans L’Action française, et Clément Vautel, plume de droite populaire, joue les moralistes indignés. Tous dénoncent régulièrement les “menées étrangères”, les “vendus à Moscou” ou les “agents de l’Allemagne”. Drégerin cite ces noms ironiquement comme s’ils représentaient les piliers de la pensée libre — alors qu’ils symbolisent au contraire la presse alignée et chauvine.
Sous la comédie, le propos du Canard est limpide : l’inquiétude devant la conférence de Copenhague n’est qu’un prétexte pour masquer la peur d’une régulation morale de la presse, qui toucherait d’abord ceux qui en abusent. “La force d’une nation pacifique comme la nôtre, écrit Drégerin, ne réside pas exclusivement dans la longueur de ses baïonnettes.” Une phrase qui semble patriotique, mais dont le Canard se sert pour railler la veine martiale et les grands discours creux.
L’article se conclut sur une pirouette typiquement canardesque : un vœu de “France victorieuse”, suivi d’un éloge ironique de Tardieu, “qui a déjà tant fait pour la dignité et le renom de la presse”. Une pique directe contre l’ancien président du Conseil, dont les démêlés avec les journaux critiques du gouvernement avaient valu à plusieurs d’entre eux — dont Le Canard — quelques procès retentissants.
Au fond, Drégerin signe ici une satire à double détente : faussement alarmiste, réellement critique, il rappelle que la presse n’est jamais aussi indignée que lorsqu’elle craint de perdre un peu de son pouvoir. En janvier 1932, le Canard enchaîné offre ainsi, sous couvert de patriotisme, une leçon d’ironie politique sur fond de manipulations médiatiques — une leçon toujours d’actualité.





