N° 847 du Canard Enchaîné – 21 Septembre 1932
N° 847 du Canard Enchaîné – 21 Septembre 1932
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À M. Donat-Guigue, touriste – Prière de faire suivre…
21 septembre 1932 : Pierre Châtelain-Tailhade éreinte la presse qui s’est repue du sang de Gorguloff, assassin de Doumer. Dans Le Canard, sa lettre à un « touriste judiciaire » tourne en réquisitoire contre le voyeurisme et la peine de mort. D’un humour cruel, le texte dévoile une vérité glaçante : sur la robe rouge de la justice, le sang ne se voit pas.
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21 septembre 1932 : Châtelain-Tailhade règle son compte au « tourisme judiciaire » autour de Gorguloff
Dans l’édition du 21 septembre 1932, Le Canard enchaîné publie sous la signature de Pierre Châtelain-Tailhade une lettre ouverte intitulée « À M. Donat-Guigue, touriste – Prière de faire suivre… ». Derrière cette apparente fantaisie épistolaire, se cache l’un des textes les plus corrosifs du Canard de l’année : un pamphlet contre le voyeurisme judiciaire, la bêtise mondaine et la presse à sensation, sur fond d’une affaire qui a saisi toute la France : l’exécution de Paul Gorguloff, l’assassin du président Paul Doumer.
Un spectacle national : la décollation de Gorguloff
Le 14 septembre 1932, à l’aube, Paul Gorguloff, médecin russe exalté, nationaliste mystique et tueur solitaire, est guillotiné à la prison de la Santé. Son crime – l’assassinat du président Doumer, le 6 mai précédent – a bouleversé le pays. Mais au lieu d’une méditation sur la violence politique ou la fragilité de la République, la presse parisienne se livre à un spectacle morbide. Les chroniqueurs s’attardent sur la technique de la décapitation, la posture du condamné, les gestes du bourreau Anatole Deibler.
C’est cette débauche de détails obscènes que Châtelain-Tailhade prend pour cible. Dans son texte, il s’adresse à un certain « Donat-Guigue », figure fictive ou pseudonyme à peine masqué d’un chroniqueur judiciaire de l’époque, peut-être inspiré de ces reporters du Petit Parisien ou de Paris-Soir qui faisaient commerce des émotions populaires. Le « touriste » du titre, c’est celui qui visite la guillotine comme on va aux bains de mer : un consommateur de tragédie.
Dès les premières lignes, le ton est donné : « La paradoxale décollation de Gorguloff vient de fournir aux reporters le meilleur thème de la saison. » Châtelain-Tailhade transforme l’événement en satire d’un théâtre à ciel ouvert où les journalistes rivalisent d’ignominie. Il cite nommément Géo London, célèbre chroniqueur judiciaire du moment, qu’il accuse de faire du supplice un « spectacle du fourgon de l’exécuteur » à la limite du burlesque. Le Canard ne vise pas ici la curiosité du public, mais la prostitution du journalisme : le crime, la mort, le sang deviennent matière à feuilleton mondain.
La guillotine et ses voyeurs
Tout le texte repose sur cette antithèse : la dignité du condamné et l’indignité des spectateurs. Le « matinal concert des teneurs de plume » devient une cacophonie de plumitifs, un orchestre de bassesse. Châtelain-Tailhade raille cette « guillotine en aluminium silencieuse et proprette », invention rêvée des moralistes qui voudraient que la mort soit hygiénique. À travers ce sarcasme, il dénonce une société qui veut effacer la violence de ses propres institutions : la République civilisée tue proprement.
Puis vient le reproche adressé au « touriste » absent du spectacle : le journaliste Donat-Guigue n’était pas là. Sa défaillance fait scandale : « Un empêcheur de décapiter en rond ! » s’exclame l’auteur. Derrière cette plaisanterie macabre, Châtelain-Tailhade vise un réflexe collectif : celui d’un public qui réclame sa dose de sang comme on exige un divertissement. Le jeu de mots sur « dégonflé, le Donat-Guigue ! » mime la voix des badauds. La satire atteint ici sa cible : la foule complice, celle qui lit avidement les récits de décollation avant de s’indigner le dimanche.
Une diatribe sur le journalisme et la morale
À mi-chemin entre lettre ouverte et réquisitoire moral, le texte est traversé par une ironie flamboyante. L’auteur décrit son confrère comme « le Rémouleur du Glaive, la Providence du panier à son », le chargeant d’une mission quasi sacrée : nourrir la guillotine de chair humaine. Le mélange de grandiloquence et de trivialité rappelle le style d’Octave Mirbeau ou d’Alphonse Allais : la farce et l’horreur marchent main dans la main.
Mais sous le verbe baroque, le propos est clair : la République, qui se prétend humaniste, continue d’entretenir la peine capitale et d’en faire un rituel social. Et la presse, loin de l’interroger, en fait son miel. Ce « tourisme judiciaire » que le Canard raille, c’est celui d’une société hypocrite où la décapitation est encore un spectacle patriotique. L’exécution de Gorguloff devient l’emblème d’une France qui confond justice et vengeance, information et voyeurisme.
La chute, cinglante, claque comme un manifeste : « Redouter les giclures ? Des blagues ! Sur une robe rouge, ça ne se voit pas. » Tout est dit : la robe de juge, symbole de la Justice, dissimule le sang qu’elle fait couler. Châtelain-Tailhade signe là une pièce d’une rare violence verbale, où le rire sert de scalpel. Le Canard redevient ce qu’il fut à ses origines : un journal d’indignation déguisée en ironie, un miroir tendu à la cruauté sociale.
La verve retrouvée d’un pamphlétaire
En 1932, la verve de Châtelain-Tailhade annonce la mutation du Canard : plus mordant, plus littéraire, plus direct dans sa critique des institutions. Il n’y a ici ni morale ni sermon, mais une esthétique du dégoût et de la dérision. Sous son masque de lettre badine, ce texte fait figure de réquisitoire contre la banalisation du meurtre d’État. En tournant en ridicule le public et la presse, Châtelain-Tailhade rend leur honte visible. Et son dernier mot – « ça ne se voit pas » – sonne comme une menace : si le sang ne tache plus, c’est que la conscience est morte.





