N° 859 du Canard Enchaîné – 14 Décembre 1932
N° 859 du Canard Enchaîné – 14 Décembre 1932
59,00 €
En stock
Voyage au bout de la nuit
14 décembre 1932 : scandale au Goncourt. Le jury préfère Guy Mazeline à Louis-Ferdinand Céline. Le Canard enchaîné explose : Pierre Scize, Châtelain-Tailhade et Jules Rivet dynamitent les jurés, raillent la lâcheté littéraire et saluent le Voyage au bout de la nuit comme un coup de canon contre la France repue. Un numéro d’anthologie : trois plumes au vitriol pour défendre la seule qui saigne.
Un an plus tard, dans le numéro 902, Pierre Châtelain-Tailhade, tout en saluant à son tour « le fameux poulain qu’est ce Céline et les ruades qu’il décoche », met cependant en garde ce « fanfaron des douleurs, gavroche neurasthénique » à n’avoir « qu’incroyance et mépris pour les hommes ».
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
En stock
14 décembre 1932 : Le Canard s’enflamme pour Céline — les “Goncourt” de la lâcheté bourgeoise
Le Canard enchaîné du 14 décembre 1932 entre en guerre — littéraire, morale et politique — contre le verdict du prix Goncourt attribué, quelques jours plus tôt, à Guy Mazeline pour Les Loups, plutôt qu’à Louis-Ferdinand Céline pour Voyage au bout de la nuit. En trois textes, répartis dans le journal, le trio Pierre Scize, Pierre Châtelain-Tailhade et Jules Rivet offre une démonstration magistrale de la verve canardesque : ironie, indignation, et surtout cette haine du conformisme qui fait le sel du journal. En 1932, le Canard ne s’embarrasse pas de prudence : il prend ouvertement le parti de Céline — celui de la fureur contre la tiédeur, du risque contre la bienséance.
Scize : le réquisitoire d’un amoureux de la littérature libre
En une, Pierre Scize signe « La vérité sur Léon Daudet à propos du Prix Goncourt ». Ce n’est pas seulement un éloge du Voyage : c’est une attaque en règle contre l’institution Goncourt, accusée de « se dégonfler » chaque année pour « voler au secours du conformisme et de la vertu bourgeoise ». Scize, avec son style acéré et direct, oppose deux mondes : celui de l’audace célinienne et celui du ronron académique.
Pour lui, Voyage au bout de la nuit est un « monstre écumant et prodigieux » dont « nos arrière-petits-neveux riront bien en apprenant qu’on lui préféra un Mazeline ». En face, l’Académie apparaît comme un hospice de notables inoffensifs. Trois seuls jurés trouvent grâce à ses yeux : Lucien Descaves, Jean Ajalbert et Léon Daudet. Et c’est justement Daudet, l’ogre de l’Action française, que Scize interroge avec une ironie venimeuse : « De quel droit M. Daudet se joint-il à nous ? » Car comment le réactionnaire monarchiste pourrait-il sincèrement louer un livre qui vomit la guerre, la hiérarchie, le nationalisme — bref, tout ce qu’il incarne ?
Scize règle ses comptes : Daudet, dit-il, vote pour Céline parce qu’il croit y reconnaître la rage, alors qu’il ne voit pas que cette rage vise précisément « la société donnée à ses chiens de garde ». Le pamphlet se termine sur une apostrophe splendide : « Vous avez volé pour cela, M. Daudet. Ce livre admirable, unique, monstrueux vous osez le louer ? Vous croyez peut-être que cela vous donne des droits à notre estime. En ce cas vous vous trompez. » Céline, pour Scize, n’est pas un écrivain : c’est une déflagration morale que les salons ne peuvent pas récupérer.
Châtelain-Tailhade : la lettre au bourreau mondain
En page 2, Pierre Châtelain-Tailhade poursuit l’assaut dans « À M. J.-H. Rosny Aîné ». La formule d’ouverture — « Vous aviez peut-être, monsieur, dans votre hâte à bâfrer, oublié le dixième convive » — annonce la couleur : un dîner de Drouant transformé en banquet de porcs repus. Le ton est d’une férocité raffinée, dans la droite lignée de Léon Bloy ou d’Octave Mirbeau.
Châtelain-Tailhade y ridiculise les jurés, « écrivains en frairie, retroussés, riboulant des prunelles », tous vendus au commerce du prestige. Sa plume, qui alterne les images scatologiques et les envolées lyriques, dépeint un monde littéraire décomposé. Le maître de Drouant, « qui trouva Léon rigolo, Ponchon spirituel et Chérau distingué », comprend trop tard que le vrai scandale, c’est Descaves — celui qui a osé voter pour Céline.
La scène se conclut sur une pirouette cynique : Rosny Aîné, vieux bourgeois repu, s’en va « soulagé sa rogne », heureux d’avoir protégé son petit monde du dérèglement célinien. Le style est baroque, d’une drôlerie féroce : le Canard transforme le Goncourt en dîner de têtes molles, où la littérature est remplacée par le menu du jour.
Rivet : l’épilogue au scalpel
En page 4, Jules Rivet clôt l’attaque avec sa chronique « Plumes au dent ». Plus concis, mais non moins mordant, il énumère les votes des jurés en ironisant sur leur docilité : « M. Guy Mazeline (ou plutôt M. Guy Vazeline) ». Le calembour est brutal, mais il résume tout : le choix du compromis, la mollesse du goût, l’unanimité sans âme.
Rivet raille les grands noms — Rosny, Dorgelès, Chérau — qui ont préféré la sécurité à la subversion. Il rappelle, non sans amertume, que le seul juré resté fidèle à la littérature vivante, Lucien Descaves, est aussi celui que les autres regardent de travers : « Le Capitole est sauvé, une fois encore par les oies. » Céline, lui, n’aura ni les honneurs ni la respectabilité : seulement la gloire du scandale.
Une révolution littéraire vue du Canard
Ces trois textes forment un triptyque saisissant. Ensemble, ils marquent l’entrée de Céline dans le panthéon de la littérature subversive, et du Canard dans la critique littéraire militante. Loin d’un simple débat esthétique, l’affaire révèle une fracture sociale et morale : d’un côté, une bourgeoisie apeurée ; de l’autre, une littérature qui hurle la vérité de son époque. En 1932, Voyage au bout de la nuit n’est pas seulement un roman : c’est un miroir impitoyable de la France d’après-guerre, cynique, bureaucratique, désabusée.
En défendant Céline, le Canard défend aussi sa propre vocation : dire tout haut ce que les autres taisent, se moquer des puissants, défendre la colère et la verve contre les mots polis. Ce 14 décembre 1932, le journal se fait le porte-voix des « écœurés de la guerre » et des « dégoûtés du spectacle de la vie ». Et pour une fois, il s’incline — non devant un homme, mais devant une œuvre qui ose hurler : « Il n’y a qu’à foutre le camp ! »






