N° 870 du Canard Enchaîné – 1 Mars 1933
N° 870 du Canard Enchaîné – 1 Mars 1933
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Lèse-civilisation
Le 1er mars 1933, R. Tréno signe dans Le Canard enchaîné un texte incendiaire : « Lèse-civilisation ». Sous prétexte de défendre le Japon contre la S.D.N., il ridiculise les puissances occidentales qui s’indignent d’une conquête qu’elles ont tant de fois pratiquée. Derrière le sarcasme, un constat glaçant : la « civilisation » européenne n’est qu’un autre nom de la force. Tandis que Genève condamne Tokyo, le Canard dévoile la farce morale de l’entre-deux-guerres : une Europe qui prêche la paix en bombardant ses colonies.
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Quand la “civilisation” justifie les canons
Dans son édition du 1er mars 1933, Le Canard enchaîné publie en une un article signé R. Tréno : « Lèse-civilisation ». Le titre sonne comme une provocation. Derrière l’ironie, c’est un démontage en règle de la rhétorique impérialiste européenne, à un moment où la Société des Nations vient de condamner le Japon pour son invasion de la Mandchourie. En un retournement de ton typiquement canardier, Tréno feint de prendre la défense des Nippons pour mieux fustiger l’hypocrisie de l’Occident.
Genève, Tokyo : la comédie des vertus
En 1933, le monde observe, impuissant, la sortie fracassante du Japon de la Société des Nations (S.D.N.). Après l’occupation de la Mandchourie en 1931 et la création du pseudo-État du Mandchoukouo, la commission Lytton de la S.D.N. vient de dénoncer l’agression japonaise. Tokyo répond par le mépris et quitte l’assemblée en pleine séance. Dans les chancelleries, on s’indigne ; dans la presse bourgeoise française, on invoque la « civilisation » et le « droit international ».
Tréno, lui, renverse le miroir. Dès les premières lignes, il ironise : « Nous sommes bien entendu d’accord avec MM. Émile Buré, Jacques Bainville, Charles Dumont et les Débats pour blâmer l’attitude inqualifiable de la S.D.N. dans le conflit sino-japonais. » L’accord est feint, mais le trait vise juste : tous ces noms — éditorialistes conservateurs ou nationalistes — défendent la thèse selon laquelle le Japon, puissance moderne, ne fait qu’imiter les grandes nations européennes. Tréno pousse la logique à l’extrême : les Japonais sont, écrit-il, « les champions du droit, et même du droit canon ».
Sous le masque du sarcasme, il accuse : la « civilisation » occidentale n’est qu’un permis de conquérir. Les puissances européennes, rappelle-t-il, n’ont jamais été inquiétées par la S.D.N. lorsqu’elles ont bombardé, annexé, ou pacifié dans le sang. « Et quand l’Italie a occupé Corfou, la S.D.N. l’a-t-elle chassée de son sein ? » demande-t-il. Puis : « Et quand les États-Unis ont pacifié le Nicaragua, la S.D.N. les a-t-elle déclarés hors la loi ? » La répétition du procédé rhétorique met en lumière l’iniquité de la diplomatie internationale : une loi pour les vainqueurs, une autre pour les autres.
Le procès de l’Occident
Sous couvert de défendre le Japon, Tréno dresse un véritable acte d’accusation contre l’Occident colonial. Il rappelle que la S.D.N. a toujours su se taire devant les exactions européennes : l’Angleterre qui menace d’envoyer ses dreadnoughts sur Alexandrie, la France qui réprime au Maroc, l’Italie qui occupe Corfou. Le Japon, dit-il en substance, ne fait que prendre le relais : il « civilise » à son tour, et l’Occident feint de s’en offusquer uniquement parce que l’imitateur lui renvoie son propre reflet.
Le ton monte : « Pourquoi tient-elle aujourd’hui rigueur à Tokyo de se faire, à son tour, le pionnier du Droit, de la civilisation et de la justice ? » Cette question — que l’auteur fait mine de poser sérieusement — transforme la satire en arme de précision. En réalité, Tréno dénonce la supercherie morale d’une Europe qui prétend défendre la paix tout en gardant la main sur les empires. L’ironie du mot-clé civilisation devient cinglante : les Japonais, écrit-il, sont simplement devenus « les élèves modèles » de leurs maîtres occidentaux.
L’humour comme scalpel politique
La fin du texte atteint un sommet de noirceur. Tréno feint de saluer les bienfaits de l’occupation nippone : « Les Mandchous, qu’étaient-ils avant que les troupes nippones ne viennent les fignoler ? De vulgaires bandits ! » Et il poursuit, grinçant : « Les Japonais leur donnent leurs petits à manger aux truies, ce qui est le comble de la sauvagerie… avouez-le, cela les rend plus humains. » Cette accumulation grotesque, qui évoque les pires clichés racistes de la presse impériale, sert précisément à les démolir. Sous le vernis du sarcasme, Tréno écrit un texte antimilitariste d’une violence rare : l’absurdité du discours civilisateur est poussée jusqu’à l’écœurement.
La dernière phrase tombe comme un couperet : « Parce que, le pli étant pris, vous verrez que la S.D.N. arrivera à convaincre les petits Annamites qu’ils ne descendent pas des Gaulois… » En 1933, cette pique vise directement la propagande coloniale française, qui prétendait « assimiler » les Indochinois à la civilisation française tout en les maintenant sous tutelle. Tréno prophétise la suite : un système mondial d’hypocrisie où les empires civiliseront les colonisés à coups de bottes et de gaz.
La lucidité du Canard
L’article paraît trois jours après la sortie du Japon de la S.D.N. ; trois jours après, donc, que l’utopie de Genève a volé en éclats. La satire de Tréno exprime ce que la diplomatie n’ose pas dire : la S.D.N., née de la Grande Guerre pour défendre le droit international, n’est plus qu’un théâtre d’ombres. Le Canard enchaîné en tire la conclusion la plus amère : les grandes puissances ont vidé le mot « civilisation » de son sens, et chaque fois qu’elles le prononcent, c’est qu’elles s’apprêtent à bombarder quelqu’un.





