N° 874 du Canard Enchaîné – 29 Mars 1933
N° 874 du Canard Enchaîné – 29 Mars 1933
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M. André Tardieu, en pleine forme, prépare une tournée
Dans Le Canard enchaîné du 29 mars 1933, Drégerin brosse le portrait désopilant d’un André Tardieu en tournée, fume-cigarettes aux dents et “faisant face” à ses adversaires — sous une pluie de tomates et de bancs. Faux communiqué militaire, vraie satire politique : entre manœuvres “décommandées” et scandales “réglés par les honnêtes gens”, le Canard démonte le mythe du chef providentiel. En 1933, la République vacille ; ses faux sauveurs paradent déjà au pas cadencé, escortés de tanks imaginaires et de saucisses d’observation.
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M. André Tardieu dans la rue : le dictateur manqué sous les tomates
Le 29 mars 1933, Le Canard enchaîné consacre sa une à un portrait aussi cinglant que désopilant de M. André Tardieu, ancien président du Conseil et champion autoproclamé de la rigueur nationale. Signé Drégerin, ce faux compte rendu de campagne imagine Tardieu descendant dans la rue pour “faire face à ses adversaires” — non pas en tribun courageux, mais en matamore ridicule, escorté de pommes, tomates et bancs volants.
Le ton est donné dès la première phrase : « M. André Tardieu, le fume-cigarettes aux dents, s’avancera dans la foule en ‘faisant face’ à ses adversaires. » L’homme d’État apparaît ici comme un pantin de sa propre rhétorique. Ce “faisant face” entre guillemets est tout sauf héroïque : il évoque plutôt la pose virile du politicien qui rêve de reconquête, sans voir le grotesque de sa gesticulation.
L’homme fort d’un pays fatigué
Au début de 1933, Tardieu tente un retour sur la scène publique après avoir été marginalisé par les radicaux et éclipsé par les crises ministérielles. Trois fois président du Conseil (entre 1929 et 1932), il incarne un autoritarisme à la française : patriote, technocrate, méprisant les partis et obsédé par l’idée de “relever l’État”.
Dans une France secouée par la crise économique, l’instabilité parlementaire et la montée des ligues nationalistes, son profil plaît à une droite en mal d’ordre. C’est cet “homme fort” de carton-pâte que Le Canard met en pièces.
Drégerin en fait une sorte de général en campagne, avançant au milieu des projectiles “autres que pommes, tomates, fruits de saison et petits bancs”. Les restrictions burlesques — “arguments au-dessous de la ceinture interdits” — renvoient à la fois aux règlements tatillons des meetings politiques et au code d’honneur d’un duel de café du commerce.
L’humour réside dans la fausse solennité : chaque phrase mime le ton d’un communiqué militaire ou d’un décret préfectoral, mais appliqué à des situations ridicules. Quand Drégerin annonce que la réunion “aura lieu en soirée” et que “l’honorable société aura avalé, pendant les douze coups de minuit, douze whoo-whoo cocktails bien tassés”, il transforme la politique en cirque de province — à peine moins sérieux que les “manœuvres” évoquées ensuite.
“Les questions réglées par les honnêtes gens”
Sous la bouffonnerie, le texte égratigne un autre travers : la prétention morale des politiciens qui se présentent comme les champions de la probité. Drégerin note que Tardieu, “soutenu par les applaudissements unanimes des honnêtes gens”, estime clos “depuis longtemps” les scandales de la N’Goko-Sangha et du Homs-Bagdad.
Ces deux noms résonnent dans la presse de l’époque : il s’agit de concessions coloniales entachées de spéculation et de favoritisme, impliquant des milieux d’affaires proches des gouvernements successifs. Autrement dit : Tardieu, qui se voulait l’incorruptible de la République, a trempé jusqu’au cou dans les “affaires” qu’il dénonçait.
Le Canard, fidèle à sa ligne, n’a pas besoin d’enquêter : il suffit de rappeler ironiquement que ces “questions-là ont été réglées par les honnêtes gens”. C’est le coup de grâce : l’homme de la vertu est renvoyé à son hypocrisie, la “France qui cherche un homme de confiance” à son aveuglement.
Weygand en réserve de la République
La seconde partie de l’article, fausse note diplomatique rédigée dans un jargon de communiqué militaire, complète la caricature. Elle annonce que la tournée Tardieu a “soulevé un légitime enthousiasme dans les départements” — tournure figée de la presse gouvernementale, immédiatement contredite par la suite : il fallait encore “obtenir l’adhésion du général Weygand”.
Et la satire prend alors la forme d’un faux secret d’État : le “chef de l’État-major”, pour plaire à Tardieu, aurait “décommandé de vastes manœuvres de cavalerie, avec cuirassiers, dragons, hussards et gendarmerie mobile”.
On devine la métaphore : derrière le grotesque de la “défense nationale” ajustée à la carrière d’un politicien, Drégerin dénonce l’imbrication du pouvoir civil et militaire, le glissement de la République vers la tentation d’un régime de chefs. L’image finale — Weygand annulant ses manœuvres pour ne pas gêner Tardieu — préfigure, à sa manière, les complaisances qui mèneront à la dérive autoritaire des années suivantes.
Le Canard contre le Tardieu-système
En 1933, Tardieu fait partie de ces figures que Le Canard enchaîné surveille avec obstination : les “redresseurs de la nation”, toujours prompts à accuser les autres de faiblesse mais incapables de regarder leurs propres compromissions.
Sous la plume de Drégerin, le “tardieuïsme” devient une pathologie : un mélange d’orgueil, de technocratie et de ressentiment. Le journal, fidèle à son pacifisme mordant, en fait un symbole du danger intérieur — celui d’un autoritarisme en costume de réformateur.
La satire atteint son sommet dans la dernière phrase : « Des décisions seront prises ultérieurement… en ce qui concerne la participation des tanks, des gardes forestiers et des saucisses d’observation. » Ce mot de “saucisses” — ces ballons d’observation de la Grande Guerre — achève de ridiculiser la grande éloquence martiale de Tardieu. Le héros de l’ordre nouveau finit en parodie de parade militaire : une armée d’épiciers, de banquiers et de forestiers.
Un article prophétique
Relu à la lumière de l’histoire, ce pastiche de 1933 annonce le climat de 1934 : la France s’agite, les politiciens réclament “un chef”, et la satire du Canard vise à rappeler que les sauveurs de la République sont souvent ceux qui l’étouffent sous prétexte de la protéger. Drégerin, derrière ses blagues, a compris que l’autoritarisme ne vient pas d’un coup d’État : il pousse dans les applaudissements polis des “honnêtes gens”.





