N° 878 du Canard Enchaîné – 26 Avril 1933
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La tranchée de la liberté
Le 26 avril 1933, Jules Rivet tire au canon sur la “dernière tranchée de la liberté” proclamée par Daladier. Dans Le Canard enchaîné, il dresse la liste des “libres” de France : Coty, Maurras, Claudel, Citroën… tous ceux qui exploitent, cognent ou prêchent au nom de la République. Une satire féroce d’une liberté à géométrie de classe, où les gendarmes sont “du bon côté des verrous”. En avril 1933, pendant que Hitler s’installe, Le Canard montre que la servitude commence souvent au nom même de la liberté.
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« La tranchée de la liberté » : Jules Rivet et le drapeau troué de la République
Le 26 avril 1933, Jules Rivet signe dans Le Canard enchaîné un article d’une ironie ravageuse : « La tranchée de la liberté ». Sous couvert de commenter une formule de Daladier, il dresse un tableau acide de la France des années 1930, où la “liberté” n’est plus qu’un mot creux, galvaudé par ceux-là mêmes qui l’étouffent.
Le titre joue d’emblée sur la métaphore guerrière : la liberté réduite à une “tranchée”, c’est-à-dire une position défensive, un dernier retranchement. Et Rivet de s’amuser de cette phrase de Daladier — « La France est la dernière tranchée de la liberté » — en en révélant toute la dérision : si liberté il y a, c’est surtout celle des puissants, des faiseurs d’opinion, des marchands de canons et des prêtres d’État.
La France, musée vivant de la liberté en conserve
L’article s’ouvre sur une moquerie feutrée : Rivet concède que Daladier, “homme réfléchi”, n’a pas la verve d’un Herriot (« Le vrai démocrate est l’homme qui marche dans la rue ») ni l’inspiration d’un Tardieu (« Je salue le pain à 2 francs 50 »). Mais il a tout de même trouvé sa petite phrase : « La France est la dernière tranchée de la liberté. »
Rivet, feignant l’approbation, s’en empare pour dresser un catalogue grinçant des libertés dont jouissent les Français. Et la liste vaut procès.
« M. François Coty est libre, avec ses journaux, d’empoisonner l’opinion.
M. Charles Maurras est libre de raser tout un chacun.
Les camelots du roi sont libres d’assommer, dans la rue, les passants qui ne partagent pas leurs opinions.
M. Citroën est libre d’affamer cinq mille ouvriers.
M. Paul Claudel est libre d’écrire en charabia et de toucher des appointements d’ambassadeur. »
Le rire éclate, mais il est amer : la liberté invoquée par les républicains bourgeois n’est qu’un privilège de classe. Ceux qui tiennent la plume, la matraque ou la bourse s’en réclament pour eux seuls. Quant aux autres, les petites gens, ils sont libres “de payer leurs impôts”.
La “dernière tranchée” devient alors un tombeau : celui d’une République qui brandit la devise “Liberté, Égalité, Fraternité” sur ses monuments tout en laissant la police cogner et la misère s’étendre.
Une France qui se croit modèle
Rivet vise juste : 1933 est une année d’aveuglement collectif. En Allemagne, Hitler vient de s’emparer du pouvoir ; la presse française, partagée entre curiosité et déni, se rassure en célébrant la “solidité” de la République. Daladier, chef du gouvernement jusqu’à février, se veut le garant de cette “exception française”.
Mais Rivet démonte le leurre : la France qui s’imagine “rempart de la liberté” n’est qu’une démocratie fatiguée, rongée par les ligues d’extrême droite, les scandales financiers et les compromissions politiques. Derrière l’autocélébration se cache une peur sourde : celle de basculer, à son tour, dans le modèle autoritaire.
Le Canard enchaîné a compris, avant beaucoup, que la menace ne vient pas seulement de Berlin : elle rôde aussi à Paris, sous le masque du patriotisme.
Les faux libres et les vrais enfermés
Rivet s’amuse du mot “liberté” pour en révéler la perversité. Chacun, écrit-il, est libre à sa façon : libre de tromper, d’affamer, de cogner, d’exploiter ou de mentir. Les exemples se succèdent comme une litanie de caricatures sociales.
Et la pirouette finale tombe comme une gifle :
« C’est une opinion que sont prêts à corroborer tous les juges, les gendarmes et les gardiens de prison — les gardiens étant situés, en ce qui concerne les prisons, du bon côté des verrous. »
Tout est dit. Dans la “tranchée de la liberté”, il y a ceux qui enferment et ceux qui paient pour la gloire de l’être.
Rivet pousse même la provocation jusqu’à relativiser la situation : « La liberté est partout. Il ne s’agit que de savoir la trouver. » Puis il conclut :
« C’est ainsi qu’il y a, en Allemagne d’Hitler, des êtres parfaitement libres. Les hitlériens, par exemple… »
Cette dernière phrase, d’une ironie glaciale, renverse tout : dans l’Allemagne nazie, on est libre d’être esclave du Führer. C’est la définition même de la servitude volontaire.
1933 : le Canard en première ligne
En avril 1933, tandis que nombre de journaux français regardent encore Hitler comme un “phénomène passager”, Le Canard enchaîné a déjà pris position. Ses plumes — Rivet, Bénard, Drégerin, Tréno — multiplient les satires contre la montée des totalitarismes, tout en égratignant les illusions françaises.
Rivet, dans ce texte, ne se contente pas de se moquer d’un Daladier trop satisfait de sa République : il rappelle que la liberté n’est pas un slogan, mais une pratique, fragile, toujours menacée.
Son “inventaire des libertés” est une radiographie du cynisme politique : une société où les puissants se disent libres pendant que la presse s’autocensure, les chômeurs crèvent et les fascistes paradent, n’a plus rien d’un “rempart de la démocratie”.
La “tranchée de la liberté” ? Oui, répond Rivet, mais les fusils sont pointés du mauvais côté.





