N° 879 du Canard Enchaîné – 3 Mai 1933
N° 879 du Canard Enchaîné – 3 Mai 1933
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Un vaste mouvement d’idéalismes a secoué l’Allemagne
Le 3 mai 1933, Jules Rivet raconte dans Le Canard enchaîné la première fête du Travail sous Hitler : un carnaval d’hystérie nationale où “le peuple allemand s’est amusé, de gré ou de force”. Sous l’apparente drôlerie, la satire est d’une lucidité terrible : bras tendus jusqu’à l’épuisement, slogans hurlés par millions, enfants affamés criant « Heil Hitler ! ». Dès 1933, Le Canard voit clair : derrière la “fête du peuple”, la mécanique de la servitude. Le rire de Rivet, grinçant et prophétique, sonne déjà comme un avertissement.
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1er mai 1933 : Jules Rivet démonte la fête du travail façon nazie
Le 3 mai 1933, Le Canard enchaîné publie sous la plume de Jules Rivet une chronique hallucinée — et terriblement lucide — sur les célébrations du 1er mai organisées par le tout nouveau régime d’Adolf Hitler. Le titre, « Un vaste mouvement d’idéalismes a secoué l’Allemagne », sonne déjà comme une provocation : l’idéalisme qu’il évoque n’est pas celui des travailleurs, mais celui du fanatisme.
Quelques semaines seulement après la nomination du chancelier Hitler (30 janvier), Rivet décrit la première grande fête du IIIᵉ Reich : un 1er mai transformé en mascarade patriotique, où la ferveur populaire vire à la transe collective. Et derrière le rire, il montre déjà la mécanique totalitaire à l’œuvre.
La fête du travail devenue culte du Führer
Dès les premières lignes, le ton est donné :
« Les grandes fêtes ordonnées par Hitler pour le 1er mai sont terminées. On peut dire que le peuple allemand s’en est, cette fois, payé une tranche. De gré ou de force, il s’est amusé. »
L’ironie est cinglante. Ce “de gré ou de force” résume le mensonge fondateur du nazisme : la joie obligatoire, la liesse imposée. Ce n’est plus la fête du travail — comme l’avait voulu le mouvement ouvrier — mais la célébration d’une Allemagne “unie derrière son Führer”.
Rivet pastiche le style des envoyés spéciaux enthousiastes pour en révéler l’absurdité. Il décrit des foules en extase, “quelques résolus bien décidés à crever sur place plutôt que de mettre fin à des réjouissances si accomplies”. Le mot d’ordre, dit-il, est devenu : « On va s’en Führer jusque-là ! »
Le calembour, d’une férocité rare, traduit la nouvelle religion du moment : s’enivrer du chef, se perdre dans la masse.
L’Allemagne qui “bat tous les records”
Sous couvert de reportage, Rivet livre une radiographie du totalitarisme naissant : un peuple transformé en troupeau, galvanisé par la répétition des slogans.
« Spectacle magnifique… on sent que c’est le pouls de la grande Allemagne qui bat depuis deux jours, continue à battre non seulement comme un seul homme, mais tous les records. »
La phrase, faussement élogieuse, caricature la rhétorique des régimes autoritaires : le culte du nombre, la fusion du corps social dans un rythme unique. Chez Rivet, cette Allemagne qui “bat tous les records” bat surtout des mains et des talons au pas de l’oie — dans un vacarme sans pensée.
La transe et la bêtise
La suite tourne au grotesque. Rivet décrit, dans la plaine de Tempelhof, “un nazi qui, las de faire le salut hitlérien et sentant son bras fléchir, s’est fait attacher à la hauteur de sa tête pour se promener ainsi, héroïque et raidi, devant les tribunes.”
C’est la folie poussée jusqu’au burlesque : la mécanique du corps devenue symbole d’obéissance.
Plus loin, un milicien “chargé de lancer au pas de l’oie dans la direction mal indiquée d’un mur en ciment armé” s’y écrase et continue de marcher, “les jambes usées, les pieds à vif, mais le bras tendu”.
Rivet pousse le réalisme jusqu’à l’absurde, comme dans une scène de Chaplin avant l’heure. Mais sous l’humour perce une vision glaçante : celle d’un peuple qui s’abîme dans la servitude volontaire, un carnaval d’aliénés prêts à souffrir pour acclamer le chef.
Un bilan comptable du délire
La fin de l’article prend la forme d’un “bilan” administratif, clin d’œil macabre aux rapports officiels du régime. Rivet aligne les chiffres comme une parodie des statistiques nazies :
« Trois cent mille pieds écrasés, vingt-huit mille parapluies échangés, trois mille paires de lunettes cassées, huit cents jarretelles perdues, quarante-sept chiens abattus et quatre télégrammes échangés. »
Le ton faussement neutre transforme la tragédie en bureaucratie de la bêtise. Et Rivet achève son tableau en évoquant “le maréchal-président Hindenburg enfermé dans ses appartements” tandis qu’Hitler compte les cris de « Heil Hitler ! » répétés “quarante millions de fois en un quart d’heure”.
Le grotesque rejoint ici l’effroi : derrière la satire, Rivet montre l’Allemagne hypnotisée par un chef qui confond la foi avec la frénésie.
Une lucidité précoce sur la barbarie
Ce texte paraît à un moment où, en France, beaucoup de journaux se refusent encore à condamner ouvertement le nazisme. Certains voient même en Hitler un rempart contre le bolchevisme. Le Canard enchaîné, lui, ne s’y trompe pas : dès le printemps 1933, ses plumes — Rivet, Bénard, Tréno, Drégerin — dénoncent la dérive totalitaire à travers le rire.
Le “vaste mouvement d’idéalismes” n’a rien d’une envolée morale : il annonce la marche forcée d’un peuple vers la soumission.
Quand Rivet décrit “la famille entière d’enthousiastes, mari, femme et enfants, morts d’inanition après douze pâtés et dix-sept livres de choucroute”, il ne raille pas les Allemands, mais l’ivresse collective qui précède toujours les catastrophes.
À travers cette farce, Le Canard fait œuvre de journalisme moral : dévoiler le ridicule pour dénoncer la terreur. Derrière la fête, la faim ; derrière la ferveur, la folie.
Le rire, ici, devient une arme de résistance — un moyen de ne pas céder à la fascination que tant d’autres journaux entretiennent pour “l’ordre nouveau” d’Hitler.





