N° 88 du Canard Enchaîné – 6 Mars 1918
N° 88 du Canard Enchaîné – 6 Mars 1918
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Un soir au front – Antoine et Cléopâtre
Le Canard du 6 mars 1918 s’attaque à la scène parisienne : deux pièces, deux mondes. À la Porte-Saint-Martin, un « drame patriotique » de Kistemaeckers, où un espion prussien finit au rasoir sous les coups d’un poilu vengeur. Au Théâtre Antoine, un Shakespeare sublimé par Gémier et sa troupe. Entre caricature guerrière et grandeur tragique, Georges de La Fouchardière dénonce la médiocrité racoleuse des faux drames patriotiques et célèbre, en contrepoint, la puissance intemporelle de Shakespeare.
Zulaina, conte persan en neuf tableaux, par Charles-Henry Hirsch
Sous la signature de Charles-Henry Hirsch, le premier épisode d’un feuilleton orientaliste en neuf tableaux parodie la mode des récits exotiques. Satire de la grandiloquence littéraire, Zulaina détourne les clichés du conte persan pour en faire une critique sociale et politique contemporaine.
Drame de famille, par Marcel Arnac.
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
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Dans son numéro du 6 mars 1918, Le Canard enchaîné consacre une chronique théâtrale à deux « premières » parisiennes. Georges de La Fouchardière y oppose avec jubilation deux univers : d’un côté, un drame patriotique signé Henri Kistemaeckers, Un soir au front, joué à la Porte-Saint-Martin ; de l’autre, une tragédie intemporelle, Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, montée au Théâtre Antoine par Gémier. Deux spectacles, deux mondes : la lourdeur propagandiste contre la grandeur tragique.
La Fouchardière n’y va pas par quatre chemins : la pièce de Kistemaeckers est « une pièce de plomb ». L’action, digne d’un roman-feuilleton militarisé, se déroule dans un château proche de la ligne de front. L’héroïne, Marianne Heller, s’avère mariée à un capitaine prussien infiltré. Révélations, scènes d’amour contrariées, trahisons : tout se termine par la mort grotesque de l’espion, achevé à coups de rasoir par un poilu vengeur. La critique est féroce : le spectateur n’y voit que clichés, patriotisme racoleur et artifices sensationnels. De La Fouchardière raille cette dramaturgie de circonstance, qui prétend exalter la Patrie mais qui n’accouche que d’une caricature.
En contrepoint, la mise en scène d’Antoine et Cléopâtre par Gémier reçoit des louanges dithyrambiques. Pour le critique, on n’analyse pas Shakespeare, on le subit : « c’est une force qui vous empoigne, qui vous entraîne, qui vous enlève tout sens critique ». L’ampleur poétique de la pièce, la grandeur tragique des personnages, l’art de Gémier comme metteur en scène et acteur – tout surpasse ce que le théâtre contemporain peut offrir. Aux yeux de La Fouchardière, la comparaison est cruelle mais révélatrice : d’un côté, la propagande de guerre, lourde et éphémère ; de l’autre, l’art universel, qui résiste aux siècles.
Pour mesurer toute la portée de cette opposition, il faut revenir sur la figure de l’auteur incriminé, Henri Kistemaeckers (1851-1934). Dramaturge belge naturalisé français, il est l’un des auteurs les plus prolifiques de la Belle Époque. Son père, éditeur, l’avait déjà lancé dans le monde des lettres. Lui-même a bâti sa réputation sur des drames de société et des « pièces à thèse », souvent teintées de naturalisme, qui connurent un large succès à Paris dans les années 1880-1900. La Griffe (1888) ou Le Droit d’aînesse (1890) avaient fait sa gloire auprès du public, sans jamais convaincre totalement la critique.
Pendant la Première Guerre mondiale, Kistemaeckers s’oriente vers des drames patriotiques. Un soir au front illustre ce virage : une intrigue conçue pour galvaniser l’arrière, exalter le courage français et diaboliser l’ennemi. Le ressort dramatique – l’Allemand traître infiltré, la femme héroïque, le poilu vengeur – condense tous les clichés de la propagande. Le succès de ces pièces tient moins à leur valeur littéraire qu’à leur capacité à flatter l’émotion patriotique d’un public avide de récits où la France triomphe. Mais à l’épreuve de la critique satirique, ce théâtre s’effondre : lourd, artificiel, opportuniste.
La Fouchardière, en satiriste, ne se contente pas de juger une pièce. Il dénonce un système : celui d’une culture mobilisée au service de la guerre, prête à sacrifier l’art au profit d’une ferveur de façade. Pour lui, comparer Kistemaeckers à Shakespeare, c’est opposer deux conceptions du théâtre : l’une utilitaire, qui cherche à galvaniser l’opinion, l’autre intemporelle, qui explore les passions humaines au-delà des circonstances.
Historiquement, ce double compte rendu illustre bien le climat culturel de 1918. Alors que les sacrifices s’accumulent, le public parisien oscille entre le besoin d’évasion et la soif d’exaltation patriotique. Les théâtres produisent alors à la chaîne des drames guerriers, parfois grotesques, parfois émouvants, mais toujours tributaires de la propagande. En s’autorisant à les moquer, Le Canard enchaîné rappelle qu’il reste des espaces de liberté critique, même au cœur de la guerre.
En définitive, l’article du 6 mars 1918 n’est pas seulement une critique théâtrale : c’est une leçon de discernement. À travers la comparaison entre Kistemaeckers et Shakespeare, entre Un soir au front et Antoine et Cléopâtre, Georges de La Fouchardière défend une idée essentielle : le théâtre, même en temps de guerre, doit rester un art, non une machine à fabriquer du patriotisme de pacotille. La satire, ici, rend justice au génie universel en ridiculisant les caricatures d’actualité.
Kistemaeckers se fendra d'une longue lettre adressée au directeur du Canard, qui sera publiée intégralement en page 4 de l'édition du 10 avril suivant.

 
      



