N° 888 du Canard Enchaîné – 5 Juillet 1933
N° 888 du Canard Enchaîné – 5 Juillet 1933
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M. Daladier devient enfin un homme d’État
Le 5 juillet 1933, Le Canard enchaîné félicite faussement Édouard Daladier d’être “enfin devenu un homme d’État”. Sous la plume de Jules Rivet, le compliment tourne à la satire : Daladier, répondant à une interpellation sur la guerre du Rif, célèbre “la sollicitude” de la France envers les indigènes — juste après une offensive meurtrière. Le Canard démonte avec un humour glacé la rhétorique coloniale du “progrès dans la paix”. Rivet conclut : Daladier parle désormais comme les autres — il gouverne, donc il ment.
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Daladier “homme d’État” : quand Le Canard étrille la conversion coloniale du “taureau du Vaucluse”
Le 5 juillet 1933, Jules Rivet signe à la une du Canard enchaîné un texte d’une ironie cinglante : « M. Daladier devient enfin un homme d’État ».
Le titre semble d’abord flatteur. Mais sous la plume du Canard, c’est bien sûr un compliment à rebours, une décoration empoisonnée décernée au président du Conseil pour sa conversion tardive au langage officiel de l’impérialisme français.
L’article s’ouvre sur une feinte bienveillance : Rivet rappelle la “sympathie” que le Canard portait à Édouard Daladier, ce radical austère, discret, presque terne, qui paraissait étranger aux cabotins de la République.
Ce silence, cette réserve, cette absence de mise en scène avaient presque inspiré de la confiance : “un chef de gouvernement silencieux, recherchant peu les caméras, inapte à poser”, écrit Rivet.
Mais voilà qu’en répondant à une interpellation communiste sur la guerre du Rif, Daladier vient de montrer qu’il a compris “comment on gouverne en France” : avec des phrases creuses et des crimes lointains.
Le baptême colonial du “chef d’État”
Au centre de la charge de Rivet se trouve une citation authentique de Daladier, extraite de son discours devant la Chambre :
« Essayer de faire évoluer les populations indigènes dans la paix, en leur prodiguant toutes les preuves de notre sollicitude, telle est la politique traditionnelle de la France. »
C’est cette phrase, d’apparence anodine, qui fait exploser la plume du Canard. Rivet, dans un exercice de pure ironie, feint de saluer le politicien pour avoir enfin trouvé le ton des “vrais hommes d’État” : celui du paternalisme colonial, fait de “sollicitude” et de bombes à fragmentation.
Car ce que Daladier appelle “preuve de sollicitude”, souligne Rivet, c’est une offensive militaire sanglante dans le Rif marocain, qui a coûté, selon les propres chiffres du ministre, “70 tués et 107 blessés”.
Sous couvert de “pacification”, la France réprime. Sous couvert d’“évolution”, elle tue. Et sous couvert de “politique traditionnelle”, elle perpétue l’arrogance coloniale inaugurée sous Jules Ferry.
L’art français de la “sollicitude armée”
Dans le style typique du Canard des années 1930, Rivet pousse la louange jusqu’à l’absurde :
“Si l’on tient compte que ces mots faisaient allusion à une récente offensive qui a coûté 70 tués et 107 blessés, on sera obligé de reconnaître que M. Daladier commence à cultiver avec bonheur la délicate périphrase.”
Tout est là : le compliment qui tourne au scalpel, la formule administrative confrontée à la chair et au sang.
Le journaliste montre comment le langage politique transforme la guerre en geste humanitaire, la domination en devoir moral.
Ce “faire évoluer les indigènes dans la paix” devient le symbole d’une hypocrisie nationale : la France se veut éducatrice du monde, tout en maintenant sous tutelle des millions d’êtres humains.
La “politique traditionnelle de la France”, pour Rivet, n’est rien d’autre qu’un traditionnel bain de sang. Et Daladier, en reprenant la phraséologie du Quai d’Orsay, en devient le digne héritier :
“Qu’il continue, il est sur la bonne voie”, conclut faussement l’auteur, avec un sourire carnassier.
La satire d’un langage fossilisé
Rivet élargit ensuite sa cible : au-delà de Daladier, c’est tout le langage politique français qu’il dissèque.
Les “lieux communs”, écrit-il, “utilisés avec succès depuis Jules Grévy à Herriot, en passant par Hégésippe Simon”, forment la grammaire du pouvoir : parler beaucoup pour ne rien dire.
Ce verbiage est, selon lui, le premier signe de la maladie d’État.
Daladier, qui semblait échapper à ce travers par sa simplicité, s’y est abandonné à son tour : il a appris à “gouverner comme tout le monde”.
Cette conversion lexicale est aussi morale. Car, dans la France des années 1930, être “homme d’État”, c’est savoir dissimuler la violence sous la rhétorique, faire passer la force pour la raison.
Le Canard y lit une victoire du cynisme sur l’intelligence, de la formule sur l’action.
Une République sans mémoire
Rivet publie ce texte à un moment où la France, encore engluée dans les suites de la guerre du Maroc et du Levant, se berce de son “rôle civilisateur”.
Mais les crises s’accumulent : chômage massif, montée du fascisme en Europe, désaffection démocratique.
Daladier, président du Conseil radical-socialiste, cherche à se poser en “homme d’ordre” sans tomber dans le nationalisme. En s’alignant sur la “politique traditionnelle de la France”, il rassure les modérés — et perd son âme.
Rivet, en journaliste républicain sincère, refuse cette duplicité. Il voit dans ce discours une capitulation : Daladier, qui paraissait honnête, devient à son tour un “homme d’État” au sens péjoratif — un gestionnaire du mensonge.
Le dernier paragraphe, faussement admiratif, résume tout l’art du Canard :
“S’il ajoute bientôt que la France est immortelle, que le soldat polonais monte la garde devant la civilisation, nous serons enfin séduits.”
Le Canard joue avec le patriotisme vide, comme un mime qui met à nu les gestes de l’orgueil national.
L’ironie comme arme de salubrité publique
L’article de Rivet est une leçon de style autant qu’un acte politique.
Sa satire ne vise pas seulement un homme, mais une façon française de gouverner : dire “civilisation” pour éviter de dire “violence”.
Et sa conclusion reste d’une brûlante actualité : la grandeur d’un État ne se mesure pas à sa capacité de se justifier, mais à son aptitude à se regarder en face.





