N° 890 du Canard Enchaîné – 19 Juillet 1933
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Une fière riposte – Les Allemands ont entendu
Le 19 juillet 1933, Le Canard enchaîné publie à sa une un article signé Drégerin : « Les Allemands ont entendu ». Derrière la farce d’une manifestation « patriotique » sur le Rhin, le journal démonte le ridicule des clairons et des drapeaux brandis en réponse à Hitler. Tandis que l’Allemagne se militarise, la France s’enivre de symboles et de fanfares. Sous l’ironie, une angoisse sourde : on chante La Madelon pendant que l’Histoire se remet en marche.
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“Les Allemands ont entendu” : quand Le Canard tourne la fanfare patriotique en dérision
En ce 19 juillet 1933, Le Canard enchaîné consacre sa une à une scène pittoresque et sinistre à la fois : une « fière riposte » française aux manifestations hitlériennes de l’autre côté du Rhin. L’article, signé Drégerin, déploie toute la verve antimilitariste et antinationaliste du Canard des années 30.
Sous le titre ironique « Les Allemands ont entendu », le journal dénonce non pas l’ennemi allemand, mais la comédie du patriotisme franchouillard, celle des drapeaux, des clairons et des mots creux.
La « riposte » des clairons
L’événement, relayé par Le Matin et d’autres journaux conservateurs, se voulait un geste de fierté nationale : une manifestation patriotique au pont de Chalampé, sur la frontière franco-allemande.
Objectif : répondre aux défilés nazis et aux oriflammes du Reich par une démonstration de « virilité française ».
On y a envoyé fanfares, anciens combattants, drapeaux, discours et chants. On y a joué La Madelon et La Marche Lorraine à pleins poumons, persuadé de « rendre coup pour coup » au vacarme allemand.
Et Le Matin, dans sa ferveur, en tire cette conclusion triomphante :
« Les Allemands ont entendu. »
Drégerin s’en empare aussitôt. Sa première phrase sonne comme un éclat de rire :
« On nous prenait, semble-t-il, pour d’autres, en s’imaginant que nous laisserions sans réponse les manifestations hitlériennes. »
Le ton est donné : tout le texte sera une parodie du patriotisme de carton-pâte, celui des discours de sous-préfecture et des vétérans bruyants.
Les ridicules du nationalisme de frontière
Sous sa plume, la « riposte » devient une mascarade grotesque.
Les Français alignés sur le pont soufflent dans leurs trompettes tandis que, de l’autre côté, les Allemands agitent leurs croix gammées. Chacun son orchestre, chacun sa bêtise.
Drégerin résume la scène en une formule qui résume tout :
« Depuis dimanche, ils sont fixés, et n’hésitons pas à le souligner, ce n’est encore qu’un commencement. »
Autrement dit, si les Allemands n’étaient pas sourds avant, ils le sont peut-être devenus depuis.
Le Canard se moque de cette idée absurde qu’un hymne ou un drapeau puisse remplacer la diplomatie. Les uns soufflent dans des cuivres, les autres paradent en bottes : le dialogue franco-allemand, version 1933, se limite à un concours de décibels.
Drégerin pousse la dérision plus loin :
« Une manifestation patriotique sans fanfare, c’est selon le mot de M. Hippolyte Ducos, de la choucroute sans ail. »
L’humour du Canard est ici typique : faire glisser la solennité dans le trivial, ramener les grands mots de la nation au niveau de la cuisine. Le patriotisme bruyant, sous sa plume, devient une soupe trop salée où l’on bat la caisse au lieu de battre sa coulpe.
Les patriotes à genoux
Au-delà du gag, Drégerin met le doigt sur quelque chose de plus grave : l’incapacité du régime français à penser autrement qu’en symboles creux.
Les anciens combattants, les “amis de la Madelon”, les élus locaux se donnent des airs martiaux, mais rien n’est fait sur le fond.
« Il serait bon, la prochaine fois, de faire boire les chevaux dans le fleuve », ironise-t-il, avant d’ajouter :
« Et pourquoi sur le Rhin ? Si nos musiciens en mettent un peu trop, le vent pourrait tout effacer et il faudrait recommencer. »
Là où la presse officielle exalte la bravoure, Le Canard voit une farce bureaucratique : une France qui confond action et agitation, qui s’imagine avoir « répondu à Hitler » parce qu’elle a soufflé plus fort que lui.
L’absurde n’est pas dans la peur — elle est légitime, en 1933 — mais dans la mise en scène de la virilité nationale.
L’armée allemande réarme, Goebbels fanatise les foules, mais à Paris, on s’en remet aux clairons et aux rubans tricolores.
“Les Allemands ont entendu” : satire d’une surdité collective
Le titre lui-même est un chef-d’œuvre d’ironie.
Oui, “les Allemands ont entendu” : mais qu’ont-ils entendu, sinon le vide ?
Drégerin suggère que ce vacarme patriotique, loin d’impressionner Berlin, ne fait que masquer la faillite morale d’une France désarmée intellectuellement.
Car en 1933, la République hésite : faut-il encore croire à la paix, ou se préparer à la guerre ?
Dans cette confusion, le réflexe pavlovien de la frontière devient un exutoire commode.
Mais le journaliste conclut sans détour :
« Si nous étions vraiment gouvernés, il y a beau temps qu’on aurait organisé des trains de plaisir pour aller leur dire notre opinion à bout portant. Seulement, voilà, nous ne sommes pas gouvernés. »
Le dernier mot sonne comme une gifle. Derrière la plaisanterie, un désespoir lucide : le pays du Cartel des gauches et des commémorations s’enlise dans l’impuissance.
Quand le rire du Canard dit la peur du temps
Ce texte de Drégerin appartient à la veine antimilitariste et antinationaliste du Canard enchaîné, celle qui remonte à ses origines en 1915.
Mais en 1933, le rire se teinte d’angoisse.
Hitler est au pouvoir depuis six mois. Les croix gammées remplacent les aigles impériaux, la République de Weimar s’effondre, et les premières persécutions antisémites commencent.
Face à ce basculement, la France répond par des fanfares.
Drégerin ne se moque pas seulement des clairons : il pleure leur inutilité.
L’humour du Canard devient alors l’un des rares espaces où la bêtise patriotique est encore dénoncée, alors que la majorité de la presse verse déjà dans le chauvinisme.





