N° 902 du Canard Enchaîné – 11 Octobre 1933
N° 902 du Canard Enchaîné – 11 Octobre 1933
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A L. F. Céline, par Châtelain-Tailhade –
Qui se souvient du roman « Les Loups », de Guy Mazeline ? C’est pourtant lui qui obtient, à 2 voix près, le prix Goncourt 1932, alors qu’on le croyait promis à Céline, pour son premier roman « Voyage au bout de la nuit », qui se contentera du Renaudot. Dans le No 859 du 14 décembre 1932, Pierre Scize louait l’œuvre, « monstre écumant et prodigieux », « fleuve de vitriol, le long hurlement d’une âme que la vie moderne a rendu folle ».
Un an plus tard, dans ce numéro 902, Pierre Châtelain-Tailhade, tout en saluant à son tour « le fameux poulain qu’est ce Céline et les ruades qu’il décoche », met cependant en garde ce « fanfaron des douleurs, gavroche neurasthénique » à n’avoir « qu’incroyance et mépris pour les hommes ».
SP
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Châtelain-Tailhade à Céline : “Descends dans la rue des Hommes !”
En cet automne 1933, Louis-Ferdinand Céline vient de faire scandale avec Voyage au bout de la nuit, roman salué par certains comme un chef-d’œuvre de vérité et par d’autres comme une entreprise de dégoût. Au lendemain d’une conférence retentissante donnée à Médan, où l’écrivain s’abandonne à une vision désespérée de l’humanité, Pierre Châtelain-Tailhade, chroniqueur du Canard enchaîné, décide de lui répondre — non pas par la haine, mais par une admonestation fraternelle, incisive, presque paternelle.
Son texte, « Prière de faire suivre… à L.-F. Céline », est un modèle de critique “à chaud” : une lettre ouverte adressée à un écrivain qu’il admire tout en redoutant sa pente vers le nihilisme. Sous le style enflammé et les formules vibrantes, on lit l’inquiétude d’un humaniste face à la fascination du désespoir.
Le choc Céline : une voix et un vertige
Voyage au bout de la nuit, paru en 1932, a bouleversé le paysage littéraire français. Sa langue populaire, son ironie acide, sa détestation de la guerre et des illusions bourgeoises ont séduit une génération marquée par le désastre de 1914.
Mais en 1933, Céline dépasse le cadre du roman pour devenir prophète de la désillusion. Ses conférences — dont celle de Médan, lieu symbolique du naturalisme zolien — frappent par leur pessimisme absolu : “La rue des Hommes est à sens unique, la mort tient tous les cafés…”.
Châtelain-Tailhade ne nie pas le génie du cri, ni la sincérité de la colère. Il reconnaît dans Céline “un fameux poulain”, héritier indocile de Lucien Descaves, le vieux libertaire qui dénonçait déjà la guerre et la bêtise bourgeoise. Il savoure les ruades de ce “gavroche neurasthénique” qui casse la vaisselle des préjugés. Mais son admiration s’arrête là où commence le désespoir.
L’ironie fraternelle du “sermon”
Le ton, d’abord enjoué, glisse vers une mise en garde : “Prenez-y garde, Céline ! Vous, qui pourriez être notre Vallès, vous allez répéter Corbière !”
Le parallèle est saisissant : Vallès, le révolté du Cri du Peuple, écrivain du combat ; Corbière, le poète maudit, muré dans le sarcasme. Châtelain-Tailhade voit en Céline un choix à faire entre la révolte vivante et le mépris stérile.
Puis vient le cœur du texte : une charge contre la tentation du nihilisme. “On a le droit, quand on est obscur, de ruminer sa déception, d’essuyer les coups de pied du sort ; mais quand on parle à la foule, quand on s’adresse à ceux que torture la double fringale du ventre et du cœur, alors on n’a pas le droit de leur jeter son mépris de l’homme.”
C’est toute la grandeur de la chronique : Châtelain-Tailhade reproche à Céline de prêcher le désespoir devant ceux qui ont le plus besoin d’espérer.
Dans cette France en crise — chômage, misère, montée des fascismes —, la jeunesse, dit-il, n’a pas besoin d’un maître du dégoût, mais d’un frère de combat. “Quelle jeunesse fréquentez-vous ?”, s’indigne-t-il, en réponse à Céline qui prétend ne voir dans sa génération qu’une “mobilisation d’ardeurs apéritives et sportives”.
Châtelain-Tailhade lui rétorque : “Chaque fois qu’un monstre se dresse — militarisme, tyrannie ou mercantilisme —, c’est un jeune qui se lève.”
Le Canard en 1933 : le rire contre la désespérance
Le texte s’inscrit pleinement dans l’esprit du Canard enchaîné de l’entre-deux-guerres : une satire qui refuse le cynisme.
Alors que l’Europe s’enfonce dans les ténèbres — Hitler au pouvoir depuis janvier, la crise économique qui ronge tout —, le journal défend encore la foi dans l’homme, dans la parole libre, dans la solidarité.
Châtelain-Tailhade incarne cette ligne : ni prêcheur, ni moraliste, mais sentinelle de la lucidité sans renoncement.
Il sait que Céline frappe juste contre les hypocrisies de son temps, mais il dénonce l’ivresse morbide qui menace de transformer la révolte en poison.
Sa dernière injonction est magnifique :
“Descendez dans la rue des Hommes ; allez serrer ces mains jeunes, Céline, de ces mains qui, lorsqu’elles battront la générale pour le rassemblement des espoirs, ne la battront pas sur des tambours voilés !”
Ce n’est pas une condamnation : c’est un appel à la fraternité.
Un duel d’écrivains : la lucidité contre la désespérance
L’article marque un moment singulier dans l’histoire du Canard enchaîné. Rarement la plume d’un chroniqueur aura dialogué avec celle d’un écrivain contemporain d’une telle manière : d’égal à égal, avec respect et exigence.
Châtelain-Tailhade ne polémique pas ; il exhorte. Il voit en Céline un frère de feu, mais perdu dans les ténèbres de son propre talent.
Sous la verve journalistique, le texte prend des allures de manifeste humaniste : face au cynisme, il faut opposer la croyance dans l’homme, même vacillante.
“Rien que ce mépris”, écrit-il à propos de Céline — et c’est cela qu’il refuse.
En 1933, quand l’Europe s’apprête à plonger dans la barbarie, cette chronique du Canard résonne comme une prière laïque : ne pas désespérer du genre humain, ne pas céder à la fascination du désastre.





