N° 919 du Canard Enchaîné – 7 Février 1934
N° 919 du Canard Enchaîné – 7 Février 1934
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Vite… et Frot
M. Job, préfet de police – Entrez riche dans la grande maison M. Jean Chiappe on est sorti pauvre – Et si l’inique révocation n’était pas intervenue, il eut terminé ses jours sur la paille, donnant ainsi le plus bel exemple de désintéressement – Un courant d’air pur : vive topaze ! M. de Kerillis a bien raison – Hier soir, à l’opéra : Le bal des petits délits blancs – La nomination de M. Chiappe avait soulevé au Maroc un enthousiasme délirant – M. Chiappe sous l’arc de triomphe ? M. le préfet on vous regrette ! Carnaval fait son entrée dans sa bonne ville de Bayonne ! De ma fenêtre: M. Chautemps, par Rodolphe Bringer
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La dernière une avant la tempête
À midi, le 6 février 1934, Le Canard enchaîné boucle tranquillement son édition du lendemain. À la une : Chiappe, les scandales, la routine politique d’une IIIᵉ République essoufflée. Mais dans la rue, la colère monte déjà. Quelques heures plus tard, Paris basculera dans l’émeute sanglante. Cette une, rétrospectivement saisissante, est celle d’un journal qui parle encore comme si la République tenait debout. Un document rare : la voix lucide d’un pays qui ne sait pas encore qu’il va brûler.
Le Canard du 7 février 1934 : un journal publié au bord du gouffre sans le savoir
L’édition du Canard enchaîné datée du 7 février 1934 appartient à ces journaux qui, par les hasards du calendrier, deviennent malgré eux des documents historiques saisissants : écrits au matin, imprimés à midi, et rendus caduques par le fracas des événements qui éclatent quelques heures plus tard. Car ce numéro du Canard, bouclé le 6 février vers midi, est mis sous presse alors que Paris semble s’agiter comme à son habitude ; mais au moment même où les rotatives tournent, la France, elle, entre dans la nuit la plus violente de la IIIᵉ République.
Le lecteur actuel ne peut ignorer ce que les rédacteurs, eux, ne savent pas encore : le soir même, la manifestation des ligues place de la Concorde dégénère, les morts s’accumulent, Daladier chancelle, Chiappe devient un symbole, et un pan entier de l’ordre politique bascule.
Rien de tout cela n’apparaît encore dans la une laquelle, vue rétrospectivement, prend des allures de pièce figée juste avant l’explosion. Elle s’ouvre sur un titre d’une ironie mordante — « Entré riche dans la Grande Maison, M. J. Chiappe en est sorti pauvre » — où Le Canard s’attarde sur la révocation de Jean Chiappe, préfet de police congédié par Daladier le 3 février, événement qui mettra le feu aux poudres trois jours plus tard. On y lit la totale incompréhension feinte du journal face à la lettre de Chiappe où celui-ci affirme être « entré riche » et « sorti pauvre » : le quotidien satirique s’en amuse, disséquant avec son humour pince-sans-rire la posture du préfet victime, montrant ce que Paris sait déjà — que Chiappe, en réalité, n’a jamais été un ascète de l’administration.
Mais si l’ironie est là, la tempête, elle, ne l’est pas encore.
Le Canard détaille avec un détachement presque bucolique la valse ministérielle, la souscription nationale parodique, les notes de service de police, et l’outrance des sympathisants de l’ancien préfet. Le journal raille, comme à son habitude, ces bourgeois prompts à se scandaliser : « Un groupe de Casablancais reconnaissants à M. Chiappe d’avoir bien voulu ne pas aller au Maroc ». La plaisanterie fonctionne encore à l’intérieur du cadre républicain. Quelques heures plus tard, ce cadre sera brisé place de la Concorde.
Ce qui frappe le plus dans cette une, c’est sa naïveté involontaire, et sa position au bord du gouffre : elle annonce tout sans comprendre que tout s’effondre. Car le Canard relève crescendo — sans savoir l’issue — l’état de décomposition de l’opinion, l’exaspération policière, la haine dont Chiappe devient le pivot.
Lorsque le Canard écrit :
« Cet homme que nous n’attendrons pas de nous que nous le commettions : la mesquine saloperie de nous dresser à écrire quoi que ce soit contre l’opinion unanime… »,
il évoque une opinion « unanime » qui, le soir même, se retrouvera en première ligne, abreuvée par les ligues, poussée par les camelots du roi, galvanisée contre Daladier.
La page est également traversée par la question éminemment inflammable du rôle de la police. Le Canard ironise sur le « désintéressement » du préfet révoqué, rappelle les suspicions de connivence entre Chiappe et les ligues — tout ce qui, dans la nuit du 6 février, sera repris par les uns pour justifier la colère, par les autres pour diagnostiquer la dérive factieuse.
Cette une du Canard documente cette période où la République se fissure sous les coups des scandales (Stavisky, Chautemps, les manipulations policières, les placements véreux), mais elle ne voit pas encore — et ne pouvait pas voir — que la crise devient insurrectionnelle.
Le plus tragique est ce petit dessin de Pedro en bas de page : un magistrat assène trois ans de prison à un personnage qui lui demande, désespéré :
— « Y aurait pas moyen de changer contre une Trésorerie générale ? »
Humour noir soudain frappé d’une résonance sinistre. Car quelques heures plus tard, la violence ne sera plus dessinée : elle sera dans la rue, dans les balles, dans les brancards du dépôt mortuaire.
Cette une, lue en connaissance de la suite, devient un instantané d’avant la catastrophe, un journal pris dans le calme avant l’orage.
Elle révèle ce qu’était Le Canard le 6 février à midi : critique, acéré, lucide sur les dérives du régime, mais encore persuadé que la crise resterait parlementaire. Il mourait d’envie de rire du système, sans imaginer que le système, le soir même, serait sur le point de s’effondrer.





