N° 93 du Canard Enchaîné – 10 Avril 1918
N° 93 du Canard Enchaîné – 10 Avril 1918
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Sur la mort de cet homme, par Henri Béraud
Denis Laloë, né en 1803, vient de s’éteindre « muni d’une fistule, d’une bouche sans dents et des sacrements de l’Église »
Le grand canon, La protestation, dessins de Bécan
La lettre de Henry Kistemaeckers
publiée dans Le Canard enchaîné du 10 avril 1918, après la charge de Georges de La Fouchardière du 6 mars 1918 contre sa pièce Un soir au front.
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La lettre de Henry Kistemaeckers, publiée dans Le Canard enchaîné du 10 avril 1918, après la charge de Georges de La Fouchardière du 6 mars 1918 contre sa pièce Un soir au front.
La publication de cette lettre constitue un moment rare dans l’histoire du Canard enchaîné : celui où l’un des auteurs visés par une critique féroce prend la plume pour répondre. Henry Kistemaeckers, dramaturge alors en vogue, choisit de défendre publiquement son honneur, rappelant non seulement sa carrière d’homme de lettres, mais aussi — et surtout — ses états de service militaires.
Le texte montre combien l’attaque de La Fouchardière avait piqué au vif. Dans sa chronique du 6 mars, ce dernier avait ridiculisé Un soir au front, présenté comme un « drame patriotique » artificiel, lourd et racoleur. Pour le satiriste, Kistemaeckers n’était pas un auteur mais un faiseur de pièces de propagande. L’argument n’était pas seulement esthétique : il touchait à la légitimité de l’auteur dans un pays en guerre. D’où la réaction de Kistemaeckers, soucieux de prouver qu’il n’était ni planqué, ni étranger aux sacrifices de ses contemporains.
Sa lettre est construite comme une défense personnelle et patriotique. Il commence par ironiser sur le « personnage bouffon » dont La Fouchardière l’aurait affublé, puis déroule un curriculum militaire détaillé : appel à la 22e section, services à la Marne, en Champagne, à la Somme, mission pour le théâtre, passage par l’artillerie, etc. On y lit une véritable obsession de la justification : Kistemaeckers veut montrer qu’il a servi, qu’il a souffert, qu’il a contracté une maladie au front et qu’il n’a jamais fui ses devoirs.
Le ton trahit une blessure. Habitué aux succès faciles et au public bourgeois des grands théâtres, Kistemaeckers ne s’attendait sans doute pas à une telle démolition dans les colonnes d’un journal satirique. En rappelant ses états de service, il cherche à redorer son image d’homme de lettres patriote, digne de prendre part à l’effort culturel de guerre. Mais ce plaidoyer révèle aussi, en creux, la fragilité d’un auteur dont l’œuvre ne tenait pas devant la critique artistique pure.
La publication même de cette lettre par Le Canard enchaîné est éloquente. Fidèle à son habitude, le journal n’écarte pas la réponse de l’attaqué : il la livre intégralement, laissant ses lecteurs juger. On peut y voir une forme d’ironie : la défense laborieuse de Kistemaeckers, noyée sous les détails militaires et les protestations de bonne foi, devient en elle-même une nouvelle matière satirique. Elle montre combien la polémique lancée par La Fouchardière avait touché juste, contraignant un dramaturge reconnu à se justifier comme un simple accusé au tribunal de l’opinion.
Historiquement, cette passe d’armes illustre le climat de 1918, où toute production culturelle était scrutée à l’aune de la guerre. Les auteurs jugés complaisants ou opportunistes s’exposaient à la vindicte. Kistemaeckers, en se posant comme patriote blessé par la caricature, révèle combien la frontière entre art, propagande et réputation personnelle était ténue.
En somme, cette lettre de Kistemaeckers éclaire un double enjeu : elle met en lumière la puissance corrosive de la critique satirique du Canard, capable d’ébranler la stature d’un auteur établi, et elle illustre la volonté d’un dramaturge de se défendre, en exhibant non son talent, mais ses états de service, comme ultime garantie de sa respectabilité.
Henri Béraud, plume incisive du Canard enchaîné, prend pour point de départ la disparition d’un obscur Denis Laloë, paysan limousin mort en avril 1918 à l’âge supposé de 116 ans. À l’heure où la guerre fauche chaque jour des milliers de jeunes hommes, la longévité d’un tel patriarche devient, sous sa plume, matière à ironie grinçante.
Béraud s’attarde sur le contraste : alors que la jeunesse française est décimée sur le front, ce survivant improbable d’un autre siècle, né 6 mois avant le sacre de Napoléon Ier, aura traversé la Restauration, la monarchie de Juillet, la guerre de 1870, jusqu’à « la grande guerre » – sans jamais entendre siffler une balle. De quoi railler, avec un mordant assumé, les discours officiels sur les sacrifices, l’héroïsme et le patriotisme.
Le chroniqueur va plus loin en moquant les tenants de la repopulation, comme Charles de Waleffe, qui prônaient à la Chambre la nécessité d’accroître la natalité. Si Denis Laloë avait engendré une descendance nombreuse, suggère Béraud, il serait devenu le « trisaïeul d’un régiment » – image frappante qui fait résonner l’absurde de la situation, à la croisée de la démographie et de la boucherie de masse.
L’article se lit donc comme un double pamphlet : contre l’obsession nataliste qui nie la saignée en cours, et contre la facilité avec laquelle on encense de vaines longévités, simples curiosités de l’état civil. En sous-texte, Béraud dénonce la disproportion entre la vie qui s’accroche là où on ne l’attend pas, et la mort violente qui emporte la jeunesse.
Dans ce portrait d’un vieillard anonyme, c’est bien la guerre et ses absurdités que le Canard met en accusation, transformant une notice nécrologique en satire sociale et politique.

 
      



