A ses débuts, notamment pendant la période 1916-1920, aux côtés de ses rédacteurs attitrés, dont beaucoup (Georges de La Fouchardière, Rodolphe Bringer, André Dahl, René Buzelin…) menaient aussi une carrière littéraire parallèle, Le Canard enchaîné peut s’enorgueillir d’accueillir dans ses colonnes, de temps à autre, des écrivains fameux ou en passe de le devenir : Henri Béraud (prix Goncourt 1922), Lucien Descaves, Jean Cocteau, Pierre Mac Orlan, Paul Vaillant-Couturier, Gaston de Pawlowski. Et quand Tristan Bernard publiait un article, l’annonce en était faite, fièrement, en gros caractères, une semaine auparavant : « Sonnez tambours, battez trompettes ! Le Canard enchaîné fait savoir à ses lecteurs qu’il publiera mercredi prochain un article dû à la plume de Tristan Bernard. Tout commentaire serait superflu ». Fussent-elles très ponctuelles, ces interventions ont contribué à asseoir la notoriété du jeune hebdomadaire satirique.
Et même s’il n’y écrivit jamais, Le Canard est flatté de compter Anatole France – admiré par tous les lecteurs de gauche – parmi ses lecteurs et de rapporter, dans son édition du 14 février 1917, cette citation du Maître au journal l’Heure : « Je ne lis que Le Canard enchaîné. C’est le seul journal sérieux de notre époque ».
A cette liste, il faut ajouter la plume de Roland Dorgelès (1885-1973), né Rolland Lecavelé, qui collabora au Canard de 1917 à 1920, empruntant parfois le pseudonyme de Roland Catenoy. Il y publie d’abord un roman satirique, « La Machine à finir la guerre », puis des feuilletons, des contes et des articles polémiques, visant particulièrement les profiteurs de guerre, les députés ou la police. Il partage, avec son ami Vaillant-Couturier, cet état d’esprit : « Contre l’injustice, contre la force brutale, contre la bêtise, contre l’argent ». Il relate son expérience d’ancien combattant de la « Grande Guerre » (il finit caporal, décoré de la Croix de guerre) dans le roman » Les croix de bois », paru en 1919 et qui le rend célèbre. Le prix Goncourt lui échappe de justesse contre Marcel Proust, mais il devient membre de cette Académie en 1929 et la préside de 1954 jusqu’à sa mort.
La victoire des bolcheviks en 1917 en Russie terrorise l’occident. Le rouge devient la couleur du drapeau qu’on agite pour inspirer les pires craintes. Le bolchevik, diabolisé, devient « l’homme au couteau entre les dents », sur une affiche fabriquée et diffusée par les milieux d’affaires, qui craignent une contagion des ouvriers français par le communisme. Cette peur conduit à la nette victoire du Bloc national (l’union des droites) aux élections législatives de novembre 1919. Les journalistes du Canard ont, eux, plutôt de la bienveillance pour cette jeune révolution. Ainsi, dans le numéro 154 du Canard enchaîné paru le 11 juin 1919, c’est à la prétendue mainmise des bolcheviks sur le pays que Dorgelès s’en prend fort ironiquement dans son article : « Si au lendemain de la victoire, la France est plus épuisée, plus tourmentée, plus pauvre qu’elle ne le fut jamais, si les révolutionnaires relèvent la tête qu’on croyait tranchée par la guerre, si une minorité bruyante impose sa dictature à la nation, c’est que les bolcheviks se sont emparés du pouvoir sans qu’on en sache rien, c’est que Lénine gouverne la France […] et non plus Georges Clémenceau […] Depuis, les hommes des soviets, continuant leur néfaste besogne de désorganisation, ont recommencé chez nous ce qu’ils avaient fait en Russie, brisant l’un après l’autre tous les rouages de la vie nationale. Rien n’est oublié pour irriter et démoraliser le pays : organisation systématique de la vie chère, protection des fortunes scandaleusement acquises, suspension de la démobilisation, augmentation des impôts, raréfaction des denrées indispensables, retards insensés dans le paiement des indemnités et allocations, sabotage des transports, grèves continuelles que rien ne motive, mauvaise alimentation des troupes, expéditions militaires à l’étranger, lenteur des négociations de paix….»
Visionnaire, Dorgelès poursuit : « Enfin, par-dessus tout, une clémence criminelle envers l’Allemagne qui, victorieuse, nous aurait fait payer, et vaincue ne paiera rien ».
Puis vient l’estocade : « Tout est aux mains des bolcheviks : la Police, les ministères, les grandes administrations, les Postes, les Chemins de fer. De l’ancien Gouvernement, ils n’ont conservé que M. Poincaré, en disant qu’il ne les gênait pas ».
SP