Quand le Canard découvre le “poing sonneur” des Lilas
En ce 12 novembre 1958, les lecteurs du Canard enchaîné qui feuillettent la rubrique Du chant à la une tombent sur un nom encore inconnu : Serge Gainsbourg.
Le chroniqueur qui s’enflamme pour lui, plume acérée et oreille fine, n’est autre que Boris Vian.
Deux artistes, deux “inclassables”, se croisent ainsi dans une page devenue historique : la rencontre du jazz et de la chanson, du non-conformisme et de la verve, du désenchantement élégant et du swing en contrebande.
« Tirez deux sacs de vos fouilles et raquez au disquaire »
Dès l’attaque, le ton est donné.
Vian interpelle ses lecteurs comme un cabaretier invectiverait la salle :
« Allez, lecteurs ou auditeurs toujours prêts à brailler contre les fausses chansons et les faux de la chanson, tirez deux sacs de vos fouilles et raquez au disquaire… »
Et d’ajouter, faussement désinvolte :
« …en lui demandant le Philips B 76447 R. Réclame non payée, je ne travaille plus chez Philips. »
Une pique pour rire, évidemment — mais aussi un clin d’œil : Boris Vian, qui avait quitté la firme un an plus tôt, sait de quoi il parle. Entre 1955 et 1957, il y a produit et défendu quantité de jeunes chanteurs à texte. Gainsbourg, qu’il baptise ici d’un “Gainsbourg Serge et né à Paris le 2 avril 1928”, est pour lui le chaînon manquant : un poète à contre-voix, nourri de jazz, d’autodérision et de mélancolie.
Un disque, un ton : la naissance d’un univers
Vian ne se contente pas de saluer un premier disque prometteur : il en dresse une véritable cartographie esthétique.
Le 33 tours Du Jazz dans le ravin rassemble huit chansons, dont plusieurs deviendront des classiques.
L’auteur de L’Écume des jours s’attarde d’abord sur le travail d’arrangement d’Alain Goraguer, compositeur et pianiste attitré du jeune Serge :
« Chacun des neuf arrangements qu’il a écrits sur les chansons vaut dans les 17 à 19 sur 20, malgré un piano parfois mal accordé ; mais ça, c’est pas la faute de Goraguer. »
Le ton est complice, fraternel, technique aussi. Vian connaît les musiciens et parle leur langue : celle du “piano désaccordé”, du “vibraphone quand il y en a un”.
Il reconnaît dans ce disque quelque chose qu’il cherche lui-même : la sincérité sans apprêt, la pudeur en syncopes.
“Le poinçonneur des Lilas”, ou la poésie du tunnel
Vian cite plusieurs titres : Le Poinçonneur des Lilas, Douze belles dans la peau, Les Femmes des uns sous le corps des autres, Ronsard 58, La recette de l’amour fou.
Mais c’est bien le Poinçonneur qui retient son attention :
« Sombre, fiévreuse et belle, qu’interprètent déjà les Frères Jacques… »
Dans la bouche de Vian, “sombre et fiévreuse” n’est pas une critique mais un compliment.
Il reconnaît là une modernité sans fard, un désenchantement à hauteur d’homme.
Le petit employé du métro qui “fait des trous, des petits trous, toujours des petits trous” annonce tout Gainsbourg : le désespoir tranquille, le rythme mécanique, la dérision comme défense contre la société.
Vian, qui vient du jazz, sent qu’un autre langage s’invente ici : celui du parler-chanter, syncopé, ironique, désabusé, l’exact contraire des flonflons de la variété.
Un héritier de Montand et du jazz
Le critique situe Gainsbourg dans la filiation du Montand de Prévert et Kosma, mais avec un décalage :
« C’est le prototype de chanson forte qui manque au tour actuel d’Yves Montand. »
Ce n’est pas rien : dans les années 1950, Montand est la référence absolue de la “chanson poétique”.
Mais Vian entend autre chose : une rugosité, une ironie, un refus de la pose.
À ses yeux, Gainsbourg est à la chanson ce que le bebop est au swing : une dissonance nécessaire.
Et quand il évoque Ronsard 58 comme “chanson de jazz pas démodée par la musique”, il résume toute sa vision : celle d’un jazz qui ne s’écoute pas seulement mais qui s’écrit en français.
“Il manque une chanson, peut-être la meilleure”
Comme souvent chez Vian, la critique se double d’un regret.
Il révèle que Gainsbourg a enregistré un titre absent du disque : Friedland.
« Elle narre les amours d’un boulet de canon et d’une jambe de bois qui cherche à se placer. »
Un couple surréaliste, un humour absurde, un sens du grotesque poétique : Vian y voit la quintessence du chanteur.
Mais Philips a jugé bon de la supprimer, sans doute par frilosité.
« On a dû la supprimer pour ne pas déplaire au bon Roy Charles Onze », ironise-t-il.
C’est toute une époque qui s’y reflète : la chanson française entre deux âges, tiraillée entre le cabaret rive gauche et la radio d’État, entre les mots d’Aragon et les silences de Trenet.
Deux esprits libres, une même insolence
Dans cet article, Vian se dévoile autant qu’il parle de Gainsbourg.
Les deux hommes partagent un goût commun pour le détournement, la provocation et la tendresse pudique.
Tous deux se sentent décalés : Vian meurt d’un cœur malade que la société n’a jamais vraiment compris ; Gainsbourg, lui, naît à la vie publique dans un monde trop sage pour sa mélancolie.
Il n’est pas anodin que Vian termine sa chronique par une pirouette érudite :
« Pourtant, si je ne m’abuse, Friedland, ça se passait du temps de l’Usurpateur. »
Le jeu sur l’histoire, la malice des références, la désinvolture brillante : tout Vian est là. Et déjà, tout Gainsbourg aussi.
Le passage de témoin
Quelques mois plus tard, Vian meurt brutalement, en juin 1959, lors d’une projection du film J’irai cracher sur vos tombes.
Gainsbourg, lui, commence sa lente ascension, d’abord incomprise.
Mais cette chronique du Canard enchaîné du 12 novembre 1958 demeure comme la première critique musicale sérieuse à avoir vu clair :
elle repère le talent, mais surtout la posture — celle d’un artiste qui fera de la provocation une forme d’art.
À sa manière, Vian lui tend la main avant de disparaître.
Et si, quelque part, Gainsbourg est devenu Gainsbarre, c’est aussi parce que Boris Vian, ce jour-là, lui a donné une place : celle du poète de la marge, du clown triste à la rime syncopée.
Une plume, deux signatures
Soixante-sept ans plus tard, cette chronique garde sa fraîcheur.
On y lit un style vif, libertaire, allergique au cliché — exactement ce que Vian appelait “le swing des mots”.
Et l’on se dit que dans ce “du chant à la une”, le Canard enchaîné faisait, sans le savoir, un peu d’histoire :
il révélait un chanteur qui allait réinventer la chanson française, et saluait, en creux, son propre esprit frondeur.
Entre le jazz et la satire, il n’y a qu’un pas de deux — celui de Boris Vian et de Serge Gainsbourg, réunis, le temps d’un disque et d’une page.
Source : Le Canard enchaîné, 12 novembre 1958, chronique « Du chant à la une » signée Boris Vian.
* Illustration : Guilac, p. 6, Le Canard enchaîné, 12 novembre 1958





