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La Mare aux Canards

Un défilé, des gendarmes, et du beurre à 18 francs
14 juillet 1919

La revanche des gendarmes et l’éléphant de Pyrrhus

Le 14 juillet 1919 selon Le Canard enchaîné

Cinq ans de guerre, dix millions de morts, des estropiés par wagons entiers… et pour couronner la victoire, un défilé. Mais pas n’importe lequel : le premier 14 juillet de la paix, orchestré comme un opéra militaire à ciel ouvert. Et sur la scène ? Des gendarmes enfin autorisés à faire la guerre. Ou plutôt, à la simuler — dans un bel ordre de marche, sur les pavés des Champs-Élysées.

Dans son article Juste Gloire, Roland Dorgelès ne cache pas son émotion :
« À présent, je puis mourir : j’ai vu défiler les gendarmes sous l’Arc de Triomphe. »
Ces pauvres diables, tenus loin du front pendant tout le conflit, obtiennent enfin leur revanche : une parade en tête de cortège. Et Dorgelès de raconter leur montée à l’assaut, façon première ligne :
« Ils eurent un mouvement de recul lorsqu’ils aperçurent, au rond-point des Champs-Élysées, les canons ennemis. »
Des canons ? Non, ceux-là étaient décoratifs. Mais qu’importe, « l’instant de nervosité fut vite surmonté », et la maréchaussée, héroïque, a su tenir sa ligne… de défilé.

Un cortège, des cocus et beaucoup de chou-fleur

Dans l’article En r’venant d’la Revue, c’est un auteur anonyme qui s’y colle, l’œil embué par tant de grandeur.
« La foule était innombrable, enthousiaste », écrit-il, avant de glisser quelques piques bien senties : les gardiens de la paix ont été « écartés du défilé officiel », sans doute jugés trop voyants. Quant aux propositions d’associer au cortège les familles des morts, elles ont été rejetées, car, comme chacun sait, « difficilement réalisables ». Mais qu’importe : « Aujourd’hui, le beurre est à 18 francs et le chou-fleur à 2 fr. 50 », conclut-il avec une ironie douce-amère.
Heureusement, « tout a marché comme un cénotaphe — c’est-à-dire sur des roulettes ». La dernière phrase, toute en rondeur de sarcasme, clôt magistralement cette symphonie cocardière :
« Et si on n’a pas le sou, on est riche de souvenirs et de lauriers… qui ne sont pas pour la soupe. »

Nicolas Redon, 1ère classe, croix de guerre et la mauvaise fenêtre

Pendant ce temps, André Dahl choisit la fiction pour mieux piquer : son conte, L’Autre Fenêtre, met en scène un brave soldat, logé chez les bourgeois, ému par tant d’honneurs… jusqu’à ce qu’il ouvre la fenêtre de la chambre de bonne qui lui est offerte. Et son murmure, à la fin du texte, sonne comme une désillusion amère :
« Cette fenêtre ! Nom de Dieu ! C’est pourtant pas par celle-là qu’ils m’ont regardé passer, ce matin. »
Tout est dit : gloire, parade, gratitude… tout ça dépend du point de vue. Et surtout de la fenêtre.

Lucien Laforge et l’autre défilé

Heureusement, il reste Lucien Laforge pour sauver l’honneur. Son dessin publié en Une remplace les képis par des chapeaux pointus, les chevaux par des éléphants, et les soldats par des fournisseurs de l’armée, mercantis, marchands de vins, Charles Maurras avec la Censure, Maurice Barrès, Mistinguett, les critiques militaires du café du commerce, le Jazz-band de la société des gens de lettres, le deuxième Bureau, les sœurs Mistelles et autres figures échappées de l’arrière. Un cortège pas si imaginaire, emmené par Messieurs Mandel, Clémenceau et Poincaré.

Et sous le dessin, l’éditorialiste regrette que ce projet de cortège n’ait pas été agrée, qu’un défilé militaire lui ait été préféré.
« Nous nous permettrons de le regretter pour les soldats, pour l’Art, et pour Lucien Laforge. »

Une gloire, mais bien encadrée

Le Canard enchaîné du 16 juillet 1919 n’applaudit pas la Victoire : il la regarde passer en riant sous cape, rappelle ceux qu’on a oubliés, moque ceux qu’on a promus. Derrière les uniformes repassés, il distingue les rides, les manchots, les absents, et les gendarmes, enfin autorisés à jouer aux héros. Il pointe l’oubli organisé, la hiérarchie des douleurs, et cette propension bien française à transformer le deuil en chorégraphie militaire. Bref, tout ce que la République, même triomphante, préfère garder dans la coulisse.