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La Mare aux Canards

le Goncourt tombe, le Canard ricane… et Proust tousse
17 décembre 1919

Le 17 décembre 1919, Paris a encore la gueule de bois de la victoire. On fête, on enterre, on démobilise, on compte. On compte les morts, les francs, les tickets, les impôts à venir et les colères qui restent au fond des poches. Le pays sort de la guerre avec une faim de normalité… et une méfiance intacte pour tout ce qui ressemble à un « grand événement » organisé par les mêmes messieurs qu’hier.

C’est dans cet air de reprise (et de crispation) que le Goncourt vient d’être attribué, le 10 décembre, à un certain Marcel Proust pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Et voilà que Le Canard déchaîné accueille le lauréat comme il sait accueillir les sacres : en ouvrant la porte… mais avec une plume trempée dans l’encrier des soupçons.

À la une de cette édition, trois textes se répondent en coulisse : l’histoire signée Maurice Maréchal, « À l’ombre d’une jeune fille en pleurs » (le titre dit déjà tout : les fleurs deviennent pleurs, et le prix devient crise), l’article de Rodolphe Bringer, « M. Proust existe ! », et, plus bas, un début de chronique fiscale de Victor Snell, « Payons l’impôt », où même le Goncourt se retrouve sommé de passer à la caisse.

Une jeune fille en pleurs, un monsieur “d’un certain âge”… et un chapeau noir

Maréchal commence comme un petit film muet de la vie parisienne. Un monsieur « d’un certain âge », un peu « languissant et désabusé », monte dans l’autobus de Passy, station Bourse. Un rayon de soleil lui effleure le visage… et lui arrache « une assez désagréable surprise ». Alors il se hâte de s’installer à côté d’une jeune personne dont le vaste chapeau noir fait écran entre lui et l’importun rayon. L’homme sourit : l’ombre est plus douce que la lumière, et l’époque a de quoi préférer les coins sombres.

Sauf que l’ombre, justement, est en larmes. À l’Opéra, l’inconnu remarque le manège : la jeune fille porte à ses yeux un mouchoir de batiste, « et n’eut pas de peine à se convaincre qu’elle pleurait silencieusement ». Dans la rue Royale, il s’autorise la question, d’une voix « douce et quasi paternelle » :
« Vous avez un gros chagrin, mademoiselle ? »
Oui. Un gros chagrin. Et comme dans les meilleurs contes, le chagrin va s’appeler… Proust.

“Papa s’appelle Nicaise” : le Goncourt comme cadeau empoisonné

Le récit de la jeune fille est un petit chef-d’œuvre de comique triste. Hier dimanche, c’était la fête à papa. Papa s’appelle Nicaise (ce prénom, chez Maréchal, a déjà l’allure d’un personnage prêt à exploser). Pour la tradition familiale, elle veut offrir un cadeau. Elle lit dans les journaux que l’Académie Goncourt vient de couronner un livre de M. Proust. Alors, pour 4 francs 50, elle achète l’ouvrage : « Bon, voilà mon affaire… »

Samedi soir, elle embrasse son père et lui colle le volume dans les mains. Papa regarde le titre. Et là, la dynamite littéraire est déjà sous la table :
À l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Maréchal fait entendre la scène comme une dispute de vaudeville, mais derrière la farce on entend une musique sociale : celle des pères, des fiancés, de la morale domestique, et de cette France de 1919 où les nerfs sont encore à vif. Le lendemain matin, papa fait « une bobine ». Il n’embrasse même pas sa fille. Puis, « d’un coup », il éclate, jette le bouquin à la figure, hurle qu’on se moque de lui, qu’on l’insulte, qu’on lui donne des migraines. Toute la journée, il devient « d’une humeur massacrante ». Le soir, à table, il cherche querelle à tout le monde : à maman, à la bonne, au chat, au fiancé.

Et le fiancé, évidemment, finit par rompre. Une lettre arrive : il ne veut pas d’un beau-père comme celui-là. La jeune fille, au bout du récit, s’effondre : « Ma vie est brisée, monsieur, et je suis bien malheureuse. »

Maréchal a l’art de coincer l’actualité dans un fait divers imaginaire, et de la faire parler plus fort que le communiqué officiel. Le Goncourt, chez lui, n’est pas seulement un prix littéraire : c’est un objet qui circule, un titre qu’on lit de travers, un déclencheur de scène de ménage. La littérature entre dans l’autobus… et descend rue Royale en pleurant.

Et le “monsieur d’un certain âge” sort sa carte : Proust, coupable idéal

Le coup de théâtre final arrive comme un billet qu’on glisse dans la poche : au moment de se quitter (place de l’Étoile, annonce le receveur), le monsieur se lève. Puis, « de sa poche », il sort une carte de visite que la jeune fille lit entre deux larmes :
MARCEL PROUST
Lauréat du prix Goncourt

Voilà. Le père Nicaise, le fiancé vexé, la morale en panique… et, au centre, l’auteur lui-même, qui passait par là, incognito, dans un autobus, recevant en direct les dégâts collatéraux de son propre titre. Maréchal, en une page, fabrique une fable sur la réputation : on ne lit pas Proust, on lit son intitulé, on l’interprète, on le condamne, on s’en sert. Le Goncourt, ce jour-là, ressemble à une médaille qu’on agite comme un sifflet dans une foule nerveuse.

« M. Proust existe ! » Bringer joue au détective de salon

À côté de cette petite comédie noire, Rodolphe Bringer choisit une autre arme : la fausse enquête. Il commence par annoncer, très sérieusement, qu’« jusqu’à cette heure », M. Marcel Proust n’était guère connu « que par cette chanson enfantine » (et il cite un couplet absurde). Conclusion ironique : Proust serait peut-être le frère cadet d’Antonin Proust, le politique.

Bringer convoque ensuite Léon Daudet, l’Académie Goncourt, et s’étonne avec une mauvaise foi savante : comment le prix Goncourt, censé récompenser un auteur « inconnu », peut-il couronner un homme dont certains doutent même de l’existence ? Et pourtant, insiste-t-il, « M. Marcel Proust existe ! » Preuve : on raconte une histoire d’appartement tapissé de liège. Le Canard n’a pas besoin d’éreinter le roman : il suffit de faire du personnage “Proust” un mythe mondain, un fantôme qui circule dans les salons plus sûrement que ses lecteurs.

Le trait est typiquement canard : au lieu d’embrasser la statue, on vérifie si elle respire.

Et maintenant, l’addition : même le Goncourt doit “payer l’impôt”

Enfin, Victor Snell, dans « Payons l’impôt », ramène l’affaire sur son terrain favori : celui du fisc qui renifle partout. On a beau répéter que « les Boches paieront », la France, elle, commence déjà à sortir le carnet à souches. Il faut acquitter « loyalement et minutieusement » la loi sur les bénéfices de guerre, dit Snell, et le fisc, qui a su « invoquer ses droits » sur le lot de la loterie de l’Emprunt, ne manquera pas de réclamer sa part des 5 000 francs attribués à M. Proust par l’Académie Goncourt.

Et ce n’est pas tout : Snell glisse une idée délicieusement perfide, conforme à l’esprit de 1919. Puisque l’impôt sur les bénéfices de guerre doit frapper toutes les sommes encaissées « du fait de la Guerre », alors il faudrait aussi imposer… les primes de démobilisation. Sans guerre, pas de démobilisation ; sans démobilisation, pas de prime ; donc prime taxable. C’est “logique”. Et la logique, chez le fisc, ressemble souvent à une baïonnette bien polie.

Cette troisième pièce complète le tableau : Proust n’est pas seulement un lauréat, il devient une ligne comptable. Le Canard l’accueille en l’installant dans un triptyque très français : la comédie domestique (Maréchal), le doute mondain (Bringer), et l’impôt (Snell). Les fleurs du titre finissent en pleurs, puis en quittance.

Un accueil original : Proust, sacré… mais aussitôt “canardé”

Ce que révèle cette une du 17 décembre 1919, c’est moins une hostilité à Proust qu’une méfiance instinctive envers les cérémonies et les unanimismes. Le Goncourt, en 1919, n’est pas un simple prix : c’est un événement culturel dans un pays à reconstruire, où la littérature se dispute encore la place avec le deuil, la vie chère, les rancœurs de guerre et le retour des civils dans des existences étroites.

Au lieu d’écrire “génie” ou “chef-d’œuvre”, le Canard choisit autre chose : il traite Proust comme un fait social immédiat. Son titre met des pères en rage, fait fuir des fiancés, nourrit des chroniques de café, et excite déjà les appétits du fisc. En somme, il entre dans la vie, au sens le plus prosaïque.

Et c’est peut-être, paradoxalement, une forme d’hommage : être assez présent pour devenir une source d’histoires, de doutes et de mauvaises plaisanteries. Un lauréat qu’on encense est une statue. Un lauréat qu’on transforme en personnage de la rue Royale, en mythe de salon et en contribuable, c’est un auteur qui a déjà mis le pied dans la réalité française. Celle de 1919, surtout, n’est pas tendre avec les couronnes. Elle préfère les épingles.