Blaye, Alger, et l’ordre moral : deux censures, une seule France ?
2 juillet 1958 : Quand la liberté d’expression s’étrangle entre curés de province et colonels atrabilaires
Il y a parfois des coïncidences de papier qui valent tous les éditoriaux. Ce 2 juillet 1958, Le Canard enchaîné publie deux articles qui, bien que traitant de situations apparemment disjointes, dressent un même constat : en métropole comme en colonie, la liberté recule. À Blaye, Morvan Lebesque sonne l’alarme contre le retour masqué de l’Ordre Moral, cette bête rampante qui censure le théâtre, infantilise le peuple et maquille son puritanisme en vertu. À Alger, un court encadré sobrement titré « Le Canard et les Colons » rappelle qu’au-delà de la Méditerranée, le journal est depuis mai, interdit. Par ordre de colonels qui n’aiment pas qu’on se moque de leurs galons.
On croyait avoir fait la guerre pour autre chose.
La liberté de l’esprit, encerclée par les grenouilles de bénitier et les képis
À Blaye, en Gironde, le festival de théâtre se voit amputé d’une œuvre fondatrice, La Célestine, parce que le clergé local, flanqué de pères de famille offensés, a vu dans cette farce tragique vieille de cinq siècles un danger pour la moralité. L’argument est connu : les enfants pourraient entendre des choses. Ce que Lebesque démonte sans ménagement, c’est que ce ne sont pas les enfants qu’on protège, mais les adultes qu’on abêtit. Il n’est pas question de pudeur ici, mais de bêtise triomphante, de soumission volontaire. Il n’y a pas d’Ordre Moral, il n’y a que l’hypocrisie et la trouille.
Même son de cloche, ou plutôt de clairon, à Alger. Depuis le 13 mai — date funeste du putsch des généraux — Le Canard enchaîné n’y est plus distribué. Des colonels atrabilaires ont jugé plus simple d’interdire purement et simplement le journal. C’est tellement plus facile, commente laconiquement la rédaction. Ce n’est pas nouveau. Déjà sous Vichy, le Canard avait cessé de paraître. Alors même qu’en 1940, un censeur zélé avait voulu faire taire le journal, prenant à partie Georges Mandel, ministre de l’Intérieur. Mandel, furieux, avait alors téléphoné au censeur pour lui rappeler qu’il n’admettrait jamais qu’on interdise un article le mettant lui-même en cause.
Le « retour à la famille » : une France infantilisée
Le pire, souligne Lebesque, n’est pas tant la censure que le consensus qui l’entoure. On commence à lire ici ou là des phrases qu’on croyait rangées au musée des vieilleries cléricales : « Il est temps de ramener la France à une saine morale. » « Le théâtre, le cinéma, la radio et la TV doivent se mettre désormais au service exclusif de la famille. » Voilà donc le rêve : quarante millions d’enfants, nourris de Tintin, de moraline et de télé bien peignée, encadrés par des dames aux chapeaux verts. Une nation ravalée à l’âge de raison, disciplinée par la peur du sexe, de la critique, et surtout de l’intelligence.
Les pieds et les poings liés, mais pas la plume
Il ne s’agit plus ici d’un combat pour défendre une pièce de théâtre ou un journal satirique. Il s’agit de refuser de vivre dans un monde où l’on décide pour vous ce qui est bon, pur, moral, propre à la famille ou à l’armée. Un monde où Blaye interdit le théâtre et où Alger interdit le Canard. Où la métropole et la colonie se rejoignent dans une même peur de l’émancipation. Il ne faut pas s’y tromper : cette France-là ne veut pas de citoyens. Elle veut des enfants soumis, des fidèles obéissants, des soldats qui ferment leur gueule.
C’est pourquoi, conclut Le Canard, il faut contourner la censure. Envoyez, dit-il, un numéro du journal sous enveloppe à vos amis en Algérie. Cela les aidera à « attendre la fin de ces coloneries ». Le mot est juste. Morvan Lebesque n’en appelle ni au compromis, ni à la nuance. Il désigne l’ennemi et le combat. « Nous ne discuterons pas, nous lutterons. » Et dans un souffle, il nous rappelle que les hommes libres ne mendient pas leurs droits. Ils les prennent.