Lucien Descaves, journaliste d’alerte, une voix d’outre-tombe plus actuelle que jamais
Le Canard enchaîné, numéro du 2 mai 1917, publiait une chronique signée Lucien Descaves, écrivain, antimilitariste, membre de l’Académie Goncourt et témoin féroce de son temps. Son texte, intitulé « Voix d’outre-tombe », rendait hommage à une anthologie du journalisme publiée par Paul Ginisty, tout en lançant une charge vibrante contre le vandalisme moderne – celui des industriels et de la « bande noire » – qui détruisent méthodiquement le passé au nom du profit.
Un plaidoyer pour la mémoire journalistique
Dès les premières lignes, Descaves souligne l’ironie de publier une anthologie de presse… en pleine guerre, alors que « le papier est trop cher ». La phrase claque comme un reproche à une époque qui sacrifie tout à l’autel du conflit, même la mémoire : « Le papier est trop cher pour que l’on se divertisse à faire paraître un recueil de feuilles blanches… »
Avec un ton oscillant entre gravité et sarcasme, Descaves se réjouit pourtant que Ginisty ravive des voix du passé : de Gracchus Babeuf à Proudhon, Paul-Louis Courier à Armand Carrel, et salue leur verbe libre, leur esprit critique, leur engagement.
Une inquiétude prophétique sur l’après-guerre
Mais très vite, la chronique prend une autre tournure. Descaves confie son angoisse sourde face à l’avenir : celui d’un pays qui, même libéré des canons ennemis, pourrait sombrer dans une autre forme de barbarie. Pas celle qui tue par balles, mais celle, plus sourde, qui détruit par intérêt économique, qui démolit les monuments « au bénéfice de la bande noire ».
“Il y a donc des bandes dévastatrices qui n’emploient ni l’artillerie lourde, ni les liquides enflammés pour détruire à jamais les visages du passé ? Je ne m’en serais point douté.”
Cette dernière phrase, chef-d’œuvre d’ironie froide, clôt la chronique comme un couperet. Lucien Descaves met en lumière ce qui, pour lui, est pire que la guerre : l’oubli, l’effacement, la réécriture du passé au profit de la spéculation.
Une leçon de lucidité cent ans plus tard
En 2025, ce texte résonne avec une force intacte. Alors que la mémoire collective se débat entre réappropriations, manipulations ou simples négligences, Descaves nous rappelle que le combat pour la vérité historique ne se mène pas seulement dans les tranchées du présent, mais aussi dans les archives, les bibliothèques, les colonnes des journaux.
Il nous dit qu’un pays sans mémoire est un pays vulnérable. Il nous dit que les « bandes noires » d’aujourd’hui ont changé de costume, mais poursuivent leur œuvre. Et il nous invite, en creux, à lire, relire, transmettre.
💬 Lucien Descaves n’est pas un nom oublié. Il est une sentinelle. Relire sa chronique, c’est entretenir la flamme.