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La Mare aux Canards

Les bains du Léthé ou l’oubli des catastrophes
24 septembre 1930

Le Canard enchaîné face à l’Europe de l’entre-deux-guerres

Le 24 septembre 1930, Le Canard enchaîné publie en une un long article signé Pierre Scize, journaliste au style dense et visionnaire. Son titre, Les bains du Léthé, convoque la mythologie grecque : le Léthé, fleuve de l’oubli, dans lequel les âmes se plongent pour effacer les douleurs passées.

Scize part d’un constat : l’Europe, sortie exsangue de la Grande Guerre, se laisse déjà bercer par une amnésie collective. On parle de Société des Nations, de pacte Briand-Kellogg et de paix durable, mais dans le fond, chacun prépare ses armes, entretient ses rancunes, et se remet en ordre de bataille. La paix est un discours, non une conviction.

L’oubli comme anesthésie collective

Scize insiste sur cette étrange capacité humaine à effacer les traumatismes. “Sans l’oubli des maux qui vous est départi, on verrait des enfants se suicider au berceau.” L’oubli est vital, il permet de survivre. Mais dans le champ politique, il devient dangereux : il favorise l’indifférence et prépare les désastres à venir.

L’auteur raconte une projection du film Westfront 1918 de Georg Wilhelm Pabst, vu à Berlin quelques mois plus tôt. Le film, d’un réalisme cru, montrait la guerre dans toute son horreur : gaz, bombardements, cadavres, ambulances pulvérisées. La salle, bouleversée, en sortit muette, secouée par l’émotion. Mais à la sortie, note Scize, la foule reprit vite ses habitudes dominicales, insensible, “comme si on leur avait montré la guerre de Cent Ans”. L’oubli revient toujours plus vite qu’on ne le croit.

L’oubli, ferment des guerres à venir

Le texte résonne comme une prophétie tragique. En 1930, la crise économique née de 1929 s’étend déjà à l’Europe. Les tensions politiques montent, les extrêmes progressent. Scize met en garde : si l’Europe se contente de “passivité”, de ce qu’il appelle un “j’m’enfichisme intégral”, elle replongera tôt ou tard dans le bain de sang.

Il cite même Herriot, alors président du Conseil : “Au fur et à mesure que les années passent, les peuples oublient la catastrophe. Cette faculté d’oubli est effrayante.” Pour le Canard, il n’y a pas pire aveuglement : admettre la possibilité d’une nouvelle guerre, c’est déjà la préparer.

L’article est traversé d’une tension entre lucidité et désespoir. On y lit que la presse, le public, les gouvernements “n’admettent pas une seconde la possibilité d’une paix éternelle”. La paix est raillée, injuriée, bafouée, tournée en dérision. À l’inverse, l’idée de guerre reste tapie, jamais très loin.

95 ans plus tard : l’oubli, toujours une menace

En septembre 2025, que nous dit ce texte écrit 95 ans plus tôt ? Qu’à chaque génération, l’oubli agit comme un anesthésiant puissant. Après 1945, on croyait la guerre bannie d’Europe ; après la chute du mur de Berlin, on rêvait d’un continent enfin pacifié. Pourtant, les conflits ont ressurgi : Yougoslavie dans les années 1990, Ukraine depuis 2014 et de façon dramatique depuis 2022.

L’amnésie, que Scize dénonçait, fonctionne toujours. On se dit “plus jamais ça”, mais à mesure que les témoins disparaissent, que les images s’estompent, que les films eux-mêmes deviennent des archives, les sociétés baissent la garde. La mémoire s’efface, et l’histoire bégaie.

Le parallèle avec aujourd’hui est saisissant. Comme en 1930, l’Europe est traversée par des crises économiques, sociales et géopolitiques. Comme en 1930, l’opinion publique aspire à la paix, mais reste vulnérable aux discours guerriers et nationalistes. Et comme en 1930, l’oubli fait son œuvre, anesthésiant les consciences, rendant supportable l’insupportable.

Le rôle de la satire : réveiller la mémoire

C’est là que la presse satirique, comme Le Canard enchaîné, joue un rôle crucial. En 1930, Scize ne se contente pas de décrire, il secoue, interpelle : “Prenez garde. Les bains du Léthé pourraient être demain des bains de sang.” La formule claque comme une prophétie.

Aujourd’hui, cette vigilance reste nécessaire. La satire n’empêche pas les guerres, mais elle rappelle, semaine après semaine, que la paix n’est jamais acquise. Rire, se moquer, caricaturer : ce sont des façons de combattre l’oubli.

De l’oubli à la mémoire active

En relisant cet article 95 ans plus tard, on mesure la clairvoyance de Pierre Scize. L’oubli peut être une grâce pour les individus, mais pour les peuples, il est un danger mortel. La mémoire collective, fragile et sans cesse menacée, doit être entretenue, ravivée, transmise.

Le Canard enchaîné de 1930 nous tend ainsi un miroir. Derrière le titre malicieux des Bains du Léthé, c’est un avertissement grave : une société qui oublie ses blessures passées s’expose à les rouvrir. Et la meilleure défense, face à cette tentation de l’oubli, reste encore l’humour qui secoue et la vigilance qui dérange.


* Dessin de Grove publié dans l’édition du Canard enchaîné du 9 juillet 1930