Quand les vignes bouillonnent, le Canard distille
C’est un été qui sent le raisin chaud, la colère paysanne et le gros rouge qui tache. Le 30 juillet 1975, Le Canard enchaîné publie un article au titre évocateur : « Bonnet de singe », signé Jacques Lamalle. Le sieur Bonnet, c’est Jacques, ministre de l’Agriculture, à qui le Canard taille une treille sur mesure. Sur fond de distillation massive des excédents viticoles, Bruxelles impose, Paris exécute, les vignerons trinquent… et le Canard sabre le champagne – au vinaigre.
Depuis le printemps, les colonnes du Canard s’enflamment au rythme des hectolitres en trop. Déjà le 26 mars, Hervé Terrace ironise dans « Ça flaconne dans le pinard » : entre alambics en circuit fermé et vins de coupe maghrébo-italiens, le Midi viticole est pris dans un entre-deux cuvées infernal. Même son de crécelle le 17 avril dans « La tache de vin » : la France produit 10 à 15 millions d’hectos de trop, les ministres valsent, les CRS aussi, et le Canard débusque l’absurde dans chaque carafe de la politique agricole commune.
Mais c’est avec l’article du 30 juillet que le Canard enchaîne l’affaire au poteau. On y voit Bonnet, obligé de se renier à Bruxelles sous la pression des Italiens, des Allemands et des exigences communautaires. Résultat ? Les vignerons français doivent brûler leurs excédents pendant que les Italiens continuent de produire à bas coût. Et Bruxelles, ce tonneau des Danaïdes administratives, d’arbitrer à coups de distillation obligatoire et de subventions paradoxales.
Lamalle y va sec : « Voilà qui fait l’affaire des Italiens, mais à courte vue. \[…] Bonnet n’y avait pas pensé. » Et de s’envoler dans un final digne d’un vin nouveau : « Qu’il aille donner des cours de samba au Brésil ! » L’ironie coule à flots, mais la colère gronde entre les lignes. Car derrière le burlesque, une vérité tenace : celle d’une agriculture sacrifiée sur l’autel des équilibres budgétaires européens.
Quelques jours plus tard, dans son article du 13 août, Lamalle enfonce le tire-bouchon : « Ah ! Quel malheur d’être un pauvre enrichi ! » En dialoguant avec un vigneron fictif, il démonte le scandale des vins « coupés », les logiques capitalistes, les aberrations réglementaires. Oui, la France est un pays de « petits vins », et c’est tout un pan de son identité qui se voit absorbé par la mécanique froide du marché commun. Le Canard, fidèle à lui-même, met les pieds dans les bennes à vendanges.
Un demi-siècle plus tard, ces pages sentent encore le jus tourné. Loin de se contenter de railler les ministres ou de caricaturer les viticulteurs en Gaulois moustachus, le Canard interroge, dès 1975, le sens même de la politique agricole : qui boit ? qui paye ? qui trinque ? Et surtout : qui décide ? Ce 30 juillet, il fait chaud dans les vignes, mais ce n’est pas le soleil qui fait bouillir les raisins. C’est la rage.