Du dossier dormant à la barre des accusés : comment le Canard a réveillé cinquante ans de silence
Le 8 octobre 1997, quelques jours avant l’ouverture du procès de Maurice Papon, Le Canard enchaîné publie une enquête monumentale signée Nicolas Brimo, en une de la Mare aux Canards :
« Maurice Papon a déjà obtenu un demi-siècle de sursis ».
Tout est dans le titre : le journal rappelle que, dès la Libération, le passé du haut fonctionnaire était connu — et pourtant, l’homme avait poursuivi sa carrière jusqu’au plus haut sommet de l’État.
Préfet de Bordeaux sous Vichy, organisateur des convois de déportation, Papon avait su, après guerre, se muer en « grand serviteur de l’État », jusqu’à devenir préfet de police de Paris, puis ministre du Budget sous Giscard.
Entre la “réconciliation nationale” et l’amnésie organisée, le Canard s’emploie à montrer ce que la République, de 1945 à 1981, a préféré taire.
Des archives “dormantes” à la révélation
L’article de Brimo débute comme un roman d’espionnage administratif :
« Les archives de la préfecture de Bordeaux ont “dormi” de 1945 à 1981 », écrit-il, avant de préciser que c’est grâce à la ténacité de quelques chercheurs et journalistes que l’affaire a refait surface.
Dans les dossiers estampillés “très secret”, un document attire l’attention : une liste de suspects datée de 1945, où figure le nom de Papon. Ce fichier, précise le Canard, « prouve que le passé de Papon était connu dès la Libération ».
Autrement dit : nul ne pouvait ignorer les responsabilités du jeune secrétaire général de la préfecture de la Gironde, qui avait signé des ordres d’arrestation et de transfert de familles juives vers Drancy.
Brimo raconte cette chaîne de silence : les rapports d’épuration qui s’éteignent dans les tiroirs, les commissions de classement où se croisent de futurs hauts fonctionnaires de la IVe République.
Sous la plume du Canard, l’affaire devient le symptôme d’un pays qui, pour se reconstruire, a préféré oublier.
“Épuration ratée” et mémoire administrée
Le Canard parle sans détour d’une “épuration ratée”.
Car dès 1945, Papon échappe aux sanctions, protégé par les réseaux préfectoraux et la continuité d’un État soucieux de stabilité.
Le journal note qu’en 1981, lors du premier procès médiatique de l’affaire, le “jury désobéissant” qui avait innocenté Papon avait agi « à rebours des preuves accumulées ».
Et Brimo de rappeler que le Canard, déjà à l’époque, s’était insurgé contre cette absolution administrative.
Les dessins qui accompagnent l’article donnent la mesure du ton :
Cabu croque un juge déclarant : « Un grand serviteur de l’État… qui aurait dû finir président de la République ! »
Dans une autre vignette, un Papon menaçant à l’adresse des juges s’écrie : « Si vous continuez à m’emmerder, je vous mets dans le prochain train ! »
C’est noir, féroce, et typiquement Canard. Derrière le gag, la vérité nue : un cynisme de bout en bout.
Un État protecteur de ses ombres
Brimo interroge la responsabilité collective. Pourquoi a-t-il fallu attendre 1981 pour que les documents de Bordeaux soient enfin versés aux Archives nationales ? Pourquoi les gouvernements successifs ont-ils fermé les yeux ?
La réponse est implacable : par réflexe d’autoprotection.
Avant son procès, rappelle le Canard, Papon s’était vanté d’avoir résisté aux “excès” de Vichy, tout en prétendant n’avoir jamais rien su du sort des déportés.
Les auteurs de l’article rappellent que le préfet avait su s’attirer, dès les années 1950, la confiance des gaullistes. De la guerre d’Algérie à la répression du 17 octobre 1961, son nom traverse l’histoire récente comme un fil rouge de la “raison d’État”.
Sous la rubrique Promotion Papon, le journal déroule la chronologie :
– 1961 : préfet d’Alger chargé de mater les manifestations du FLN ;
– 1967 : préfet de police de Paris ;
– 1978 : ministre du Budget de Giscard.
« Voilà donc, résume le Canard, l’homme que la République a jugé digne de son ministère. »
Et de conclure avec une ironie amère : “Un demi-siècle de sursis, et pas un remords.”
Le procès, miroir d’un siècle
Lorsque s’ouvre le procès de Bordeaux, le 8 octobre 1997, Le Canard s’y prépare comme à une répétition générale de l’Histoire.
Un mois plus tard, le 5 novembre, l’hebdo titre en manchette :
« Que fait Papon à son procès ?… de l’instruction cynique ! »
Cette fois, c’est Lefred-Thouron qui signe le dessin le plus marquant.
Papon, derrière la barre, déclare :
« Parfaitement ! J’ai résisté aux collaborateurs… et collaboré avec les résistants ! »
En bas, un avocat silencieux l’observe, désabusé.
Deux bulles, un éclat de rire jaune, et toute la défense de l’accusé résumée en une absurdité logique.
Le Canard, fidèle à son rôle de contre-pouvoir, démonte le langage de Papon : l’art de tordre les mots, de réécrire l’Histoire pour se blanchir.
Porquet : le rire au bord du gouffre
Une semaine plus tard, dans l’édition du 12 novembre 1997, Jean-Luc Porquet signe un article à la fois drôle et glaçant : « Non, rien de rien… ».
Son titre, clin d’œil à Piaf, annonce la tonalité : Papon, enfermé dans sa superbe, continue de tout nier.
Porquet décrit ce vieil homme “hautain, glacial, retranché derrière son pare-balles moral”. Et soudain, une phrase tombe :
« Peut-être qu’on les envoyait sur la Lune ? »
L’auteur s’arrête : « De toute façon, ce que Papon a dépassé, ce sont les bornes. »
Puis vient la scène la plus révoltante : lorsque Papon accuse Yves Jouffa, ancien déporté devenu président de la Ligue des droits de l’homme, d’avoir été “gardien du camp de Drancy”.
Le Canard ne se contente pas de rapporter : il démonte le procédé, montre comment l’accusé tente de transformer les victimes en complices.
Porquet conclut d’un trait acide :
« C’est du grand art de tortionnaire : Papon a trouvé de bobard sur Yves Jouffa. Ce qui prouve qu’au moins, quand il cherche à s’informer, il sait à qui s’adresser. »
Une satire en guise de mémoire
L’ensemble des articles publiés entre octobre et novembre 1997 forme un dossier d’une puissance rare.
Le Canard n’y joue ni le procureur ni le moraliste : il assume son rôle de mémoire impertinente.
Dans le grand théâtre de la justice, Papon reste impassible ; le Canard, lui, s’autorise à rire — non pour absoudre, mais pour résister.
C’est un rire qui éclaire les zones d’ombre, un rire de contre-pouvoir.
De la “Mare aux Canards” à la chronique de Porquet, le journal tisse la trame d’une vérité que l’État avait mise en sommeil : celle d’une France administrative, où la continuité des carrières a souvent pris le pas sur la rupture morale.
Vingt-huit ans plus tard, ces pages demeurent saisissantes.
Elles rappellent que le Canard enchaîné, dans sa fidélité à la satire et à l’enquête, fut l’un des rares journaux à ne pas détourner le regard.
Et que parfois, dans les méandres de la République, il faut un palmipède pour rappeler que la dignité n’est pas un dossier à classer.
Illustration : dessin de Lefred-Thouron, Le Canard enchaîné, 5 novembre 1997.
Sources : La Mare aux Canards, 8 octobre 1997 (Nicolas Brimo) ; Le Canard enchaîné, 5 et 12 novembre 1997 (Lefred-Thouron, Jean-Luc Porquet).





