Quand le Canard voit revenir la jeunesse dans la rue
Le 26 novembre 1986, la une du Canard enchaîné claque comme un slogan de manif : « Les étudiants refusent Devaquet… à leurs occupations ».
Sous le bandeau rouge « Étudiants : c’est mai en novembre », l’article de une, puis de page 5, est signé Bernard Thomas et illustré par Kerleroux, Cabu et Delambre.
Nous sommes en pleine cohabitation : Jacques Chirac est Premier ministre de François Mitterrand. Le projet de loi porté par le ministre délégué à l’Enseignement supérieur, Alain Devaquet, prévoit davantage d’autonomie pour les universités, la possibilité de sélectionner à l’entrée et une hausse des droits d’inscription. En face, une génération d’étudiants et de lycéens qui n’a pas connu 1968 mais qui descend dans la rue par centaines de milliers. Le 22 novembre, près de 400 000 manifestants défilent à Paris. Au moment où paraît ce numéro du Canard, la jeunesse bloque les facs, occupe les amphis, réinvente les AG et les banderoles.
L’hebdomadaire satirique pourrait se contenter d’applaudir les cortèges. Bernard Thomas choisit plutôt de les replacer dans un paysage plus large : celui d’un pays gouverné par des « fuhrers masqués », obsédés par la sécurité, la morale et l’ordre.
Une manif sous les giboulées, ou le goût des détails
Le reportage commence place de la République, sous la pluie battante. Bernard Thomas a le chic pour planter un décor en quelques lignes :
il évoque un « République-Bastille fin novembre sous un soleil convenable », puis une averse qui s’abat « comme un splotch pathétique » et transforme les slogans en baudruche mouillée. On croise au détour d’un paragraphe « Isabelle Thomas de Villetaneuse », nom bricolé qui sonne comme des figures types de la jeunesse des années 1980.
Le dessin de Kerleroux leur donne visage : rang d’étudiants, pancartes à la main. L’un proteste « Non à la sélection à l’université », l’autre annonce, pince-sans-rire : « Nous voulons être des chômeurs diplômés ». En deux bulles, l’angoisse d’une génération est là : peur du chômage, refus d’être triée comme une cohorte de produits concurrents.
Bernard Thomas souligne l’irrégularité de cette météo politique : « Ce n’est pas la saison, les gars ! Vous auriez dû attendre les beaux jours ! » L’allusion à Mai 68 est explicite : on ne manifeste pas habituellement en novembre, on révise ses partiels. Le titre de la série, « Rétro, Léo, Malraux », mêle plusieurs échos : le « rétro » de la nostalgie, « Léo » comme Léotard (ministre de la Culture et de la Communication, figure de la génération giscardienne) et « Malraux » pour l’ombre tutélaire du grand écrivain gaulliste, dont la droite de l’époque se réclame encore volontiers.
Cabu, Pasqua et la tentation du maintien de l’ordre
En encadré, le dessin de Cabu fait déjà office de mise en garde. On y voit un Chirac en képi, qui lance : « Si la chienlit continue… je nomme Pasqua à l’Éducation ! », tandis qu’un Charles Pasqua grimaçant surgit à l’arrière-plan. Le mot « chienlit », prononcé par de Gaulle en 1968, est recyclé pour l’occasion.
À l’automne 1986, le ministre de l’Intérieur Pasqua et son ministre délégué à la Sécurité Robert Pandraud sont omniprésents : police dans les facs, charges de CRS, discours musclés. Le Canard sent venir le risque : une réponse strictement sécuritaire à un mouvement étudiant massif. Quelques jours plus tard, la mort de Malik Oussekine, dans la nuit du 6 décembre, donnera à ce dessin un air de sinistre prophétie.
Mais ce 26 novembre, l’article joue encore de l’ironie. Les lycéens, explique Thomas, rêvent simplement de « donner de la voix et de se dégourdir un peu les jambes ». La formule est légère, presque souriante, mais elle dit le contraire du discours officiel qui, lui, dénonce les « manipulations » de l’extrême gauche.
Un gouvernement de matadors pour veaux apeurés
La seconde page, sous la rubrique « Ça n’arrive qu’aux autres », prend de la hauteur. Bernard Thomas s’attaque à l’ensemble de l’équipe gouvernementale avec un véritable feu d’artifice verbal. La France, écrit-il, est dirigée par :
« une bande de matadors au petit pied, acharnée à affoler un troupeau de veaux en lui agitant des chiffons rouges sous les naseaux. »
Les slogans de la droite dure sont passés en revue comme autant de cris de corrida :
« La France aux Français ! Les Sarrasins à Poitiers ! Au trou les camés ! »
La nouvelle « ceinture de sécurité pour tous » devient un symbole : l’obsession pour la protection, la peur, la discipline. Même l’intimité est sommée de rentrer dans le rang : « Et même quand vous faites l’amour, attention, pied au pas pied, Pasqua vous regarde… »
On est loin du simple papier de manif. Le Canard relie la réforme Devaquet à une ambiance générale : montée des discours identitaires, crispation sécuritaire, promotion d’une France rangée debout dans sa voiture avec ceinture attachée. La jeunesse qui occupe les facs n’est plus seulement un problème d’université : elle devient le symptôme d’un pays qui étouffe.
Devaquet, Sandoz et la sélection par le marché
Au cœur de cette critique, la loi Devaquet apparaît comme le volet scolaire d’un même projet de société. Thomas résume d’une phrase :
« La piquante réforme Devaquet qui livre les facs clés en main aux industriels de façon qu’ils puissent sélectionner plus aisément les recrues et les recherches qu’ils entendent téléguider. »
On est en 1986, bien avant que les débats sur la « marchandisation » de l’université ne deviennent courants. Le Canard pointe déjà le risque d’une recherche sponsorisée par les laboratoires pharmaceutiques – Thomas cite Sandoz – et par l’industrie de l’armement. L’évocation de la « recherche nucléaire promue par les fabricants d’armes » donne au texte un accent presque prophétique.
L’hebdomadaire ne se contente donc pas de défendre l’« université de papa » : il voit dans la réforme le basculement vers un enseignement supérieur piloté par les besoins de l’industrie, où l’étudiant devient d’abord une future main-d’œuvre triée sur dossier.
Le « beau jeune homme nouveau » et la mode jogger
Mais Bernard Thomas a trop de goût pour l’écriture pour se limiter au pamphlet politique. Il glisse soudain vers une métaphore viticole : le gouvernement rêve, dit-il, de cuvées de jeunes « du cru bourgeois ».
Ces jeunes idéaux, le pouvoir les imagine en « joggers actionnaires » :
« Un jogger actionnaire chez Saint-Gobain, compétitif mais libéral, épargnant ses sous mais pas ses efforts. »
C’est l’une des trouvailles les plus fortes du texte : la figure du jeune cadre dynamique, déjà abonné au footing et aux placements boursiers, qu’un certain discours publicitaire commence à ériger en modèle dans les années 1980.
En face, les étudiants qui scandent « Devaquet, t’es foutu » refusent ce costume taillé d’avance. Bernard Thomas souligne qu’ils ne veulent pas être « taillés comme le souhaite les maîtres de choix ». Ils « se sentent du sang dans les veines, pas de la piquette ». Sous la métaphore vineuse affleure l’idée essentielle : les jeunes ne sont pas de simples produits à calibrer.
Malraux, Léo et les « moi-moi-moinillons »
C’est ici qu’intervient le jeu sur le nom de Malraux. Le gouvernement se pare volontiers des références au grand écrivain, chantre de la culture gaullienne. Bernard Thomas oppose ce Malraux-là au « Léo » de son titre, qui renvoie à François Léotard, alors ministre de la Culture et star médiatique du gouvernement Chirac.
Le dessin de Delambre enfonce le clou : on y voit un coureur essoufflé, qui déclare en transpirant : « Ouf… Malraux, c’était La Condition humaine. Mais moi, c’est… la condition physique ». Le coureur, c’est Léotard, ministre jeune, sportif, parfaitement dans le ton « pub » des années 1980 – mais bien loin de la profondeur littéraire dont il se réclame parfois.
Thomas parle des grands de ce monde comme d’« une bande de rats molletière », invente le mot « moi-moi-moinillons » pour qualifier cette génération d’hommes politiques fascinés par leur propre image. La jeunesse qui manifeste, elle, se nourrit d’autres références : Cohn-Bendit à la télévision, Coluche en fantôme, Buren et ses colonnes à l’entrée du Palais Royal. Les lycéens et étudiants ne se reconnaissent pas dans le rétro gaullien que tente de recycler la droite.
Quand les jeunes s’ennuient, c’est mauvais signe
La conclusion de Bernard Thomas est l’une des plus belles du papier. Il explique que ce qui inquiète vraiment le pouvoir, ce n’est pas tant que les jeunes bloquent les facs, c’est qu’ils ne jouent pas le jeu :
« Ce sera sans doute qu’un petit coup de ciseaux doux dans l’air frais, et je ne crois pas que la mode rétro triomphe tout à fait : ce n’est pas la saison. Mais si, un jour, les jeunes s’ennuient, c’est mauvais signe. »
Trente-neuf ans plus tard, la formule conserve sa charge. L’originalité du Canard dans ce numéro de novembre 1986, c’est d’avoir compris que la mobilisation contre la loi Devaquet n’était pas seulement une bataille pour ou contre la sélection : c’était un refus global de devenir génération « sécurité + marché », jogger en blazer au pays de Pasqua.
En racontant cette histoire avec les traits de Kerleroux, Cabu et Delambre, Bernard Thomas offre un instantané précieux : celui d’un moment où la jeunesse a rappelé, bruyamment, que l’avenir n’est pas un plan de carrière, mais un champ politique à reconquérir.
Source : Le Canard enchaîné, 26 novembre 1986
* Illustration : Cabu, p. 1, Le Canard enchaîné, 26 novembre 1986





