N° 331 du Canard Enchaîné – 1 Novembre 1922
N° 331 du Canard Enchaîné – 1 Novembre 1922
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1er novembre 1922 : Le Canard ouvre une souscription… pour M. Le Trocquer !
En pleine “semaine des morts”, Le Canard enchaîné lance une grande “souscription nationale” pour honorer le ministre des Travaux publics, M. Le Trocquer — coupable d’avoir semé plus de catastrophes que de rails. L’hommage, évidemment, est à prendre au second degré : un monument à l’ironie journalistique, où la reconnaissance se confond avec l’épitaphe.
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Article de Rodolphe Bringer sur l'accession de Mussolini au pouvoir "Le Roi capitule dans sa capitale"
Bien que faisant partie des pays vainqueurs de la Grande Guerre, l'Italie a cependant le sentiment d'une victoire mutilée, d'être une sorte de "vaincue de la paix". Les territoires promis en 1915, à son entrée en guerre, ne lui furent pas attribués en 1919, par le traité de Versailles. Le pays est aussi plongé dans une grave crise économique et sociale. Ces facteurs favorisent la montée en puissance du fascisme, sous l'impulsion de Benito Mussolini et de ses milices, les chemises noires notamment. Du 27 au 30 octobre 1922, a lieu la marche sur Rome. C'est un faux coup d'État, mais un vrai moyen de pression sur le gouvernement libéral de Luigi Facta. Le fascisme s'est en fait installé à la faveur du vide politique qui régnait dans le pays.
Dans ce numéro 331 du 1er novembre 1922, Rodolphe Bringer fait une description complète et méticuleuse de cette marche, passant par Pise, Sienne, Livourne, Florence, Milan et Naples.
SP
En une du 1er novembre 1922, Le Canard enchaîné atteint un sommet de son humour funèbre. Sous le titre solennel « Notre souscription nationale pour un hommage mérité à M. Le Trocquer », le journal transforme en célébration satirique la série de désastres ferroviaires survenus sous la houlette du ministre des Travaux publics. L’opération, faussement patriotique, prend les atours d’un hommage public, mais relève en réalité d’une impitoyable oraison burlesque.
Yves Le Trocquer — que Le Canard poursuit depuis des semaines — s’était taillé une réputation d’« inaugurateur de catastrophes ». Ses récentes “prises de possession” du réseau alsacien, suivies de collisions meurtrières, avaient déjà valu au journal de cuisants morceaux d’ironie (voir les numéros des 11 et 25 octobre). Cette fois, la rédaction franchit un pas de plus : elle appelle à la générosité publique pour lui ériger un souvenir tangible, un “objet d’art” commémorant son zèle et son “dévouement civique”.
Le texte reprend les codes du patriotisme d’après-guerre pour mieux les détourner. On évoque “les tombes qu’il ouvre aux quatre coins de la France”, “la semaine des morts”, et la gratitude de “tous les Français”. Mais derrière la grandiloquence, tout sonne faux : Le Canard mime le style des campagnes caritatives et des souscriptions nationales lancées après 1918 pour les monuments aux morts — sauf qu’ici, la “grande cause” est la série d’accidents ministériels. Le Trocquer est élevé au rang d’un héros… du désastre.
La structure même du texte accentue la parodie :
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on fixe “un franc comme taux maximum de la souscription” — allusion moqueuse aux appels populaires d’époque ; 
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on promet de publier les noms des donateurs “ou pseudonymes”, clin d’œil à la tradition du Canard d’entretenir ses masques et doubles signatures ; 
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on annonce que le “souvenir” sera photographié et publié dans les colonnes du journal, “pour conserver l’image du dévouement” du ministre. Tout est sérieux… mais rien ne l’est. 
Le ton de cette “souscription sérieuse” est un bijou d’ironie froide. Sous des dehors de piété nationale, le Canard dresse le portrait d’un technocrate transformé en croque-mort administratif : celui qui, d’un chantier à l’autre, inaugure ponts, rails et sépultures avec la même éloquence. “M. Le Trocquer a trouvé moyen, avec un sens admirable de l’actualité, d’organiser en cette seule semaine quatre catastrophes”, lit-on avec un calme d’autopsie. Ce calme, cette fausse empathie, font toute la force du texte : on n’y rit pas franchement, on sourit de travers, comme dans les cimetières qu’évoque la plume du Canard.
Le contexte renforce encore l’efficacité du trait. En cet automne 1922, la France vit dans la continuité symbolique de la Grande Guerre : le culte des morts, les cérémonies patriotiques, les discours ministériels saturent la presse. Le Canard, fondé six ans plus tôt sur la dénonciation de ces hypocrisies, saisit ici l’occasion de moquer ce culte commémoratif vidé de sens. En honorant Le Trocquer “comme on honore les morts”, le journal renverse la hiérarchie morale du moment : la vraie victime n’est plus la France héroïque, mais le pays épuisé par les bêtises de ses dirigeants.
Cette fausse souscription est donc bien plus qu’une plaisanterie : c’est une leçon de satire politique à la française. Elle montre comment Le Canard enchaîné, dans les années 1920, invente un ton unique — ni pamphlet, ni simple blague, mais un humour administratif et funèbre, où l’hommage devient procès.
En somme, une souscription “sérieuse” à l’ironie nationale : pour un ministre qui savait transformer chaque rail en épitaphe.

 
      



