N° 403 du Canard Enchaîné – 19 Mars 1924
N° 403 du Canard Enchaîné – 19 Mars 1924
79,00 €
En stock
Croisières de printemps – De qui Lannes est-il le beau-frère ? Opinion : je suis ruiné !… À quoi se fier maintenant ! Une fabrique d’allumettes prend feu – La vie moins chère : une énorme baisse sur le sucre – exploits de cambrioleurs – En plein mystère, serait-ce lui ? On croit avoir vu le fameux Rimbert – Ambition : prenons du galon, par Whip – Une heureuse transformation : La Grèce connaît enfin les joies de la République, par Pierre Bénard – la mort de M Angot – Entôlage patriotique, par G. de la Fouchardière – En croisière : le journal de bord de M Bunau Varilla –
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
En stock
Quand Pierre Bénard ironise sur la République grecque : un miroir grinçant tendu à la France
Chronique d’une démocratie de pacotille sous le regard goguenard du Canard enchaîné
Sous le titre faussement triomphal « La Grèce connaît enfin les joies de la République », Pierre Bénard livre, dans Le Canard enchaîné du 19 mars 1924, une satire mordante de la vie politique contemporaine. L’article, rédigé au moment où la Grèce bascule effectivement dans un régime républicain après des années de monarchie chaotique, tourne en dérision la rhétorique des “libérateurs” et la corruption des “nouvelles démocraties”. Mais derrière l’ironie dirigée contre Athènes, c’est bien à la France de Poincaré que Bénard adresse son coup de bec.
Le prétexte historique est réel : la Seconde République hellénique, proclamée officiellement en mars 1924, fait suite à une décennie de crises — la défaite militaire contre la Turquie en 1922, l’exil du roi Constantin Ier, puis l’instauration d’un régime provisoire sous le général Plastiras. À Paris comme ailleurs, la presse salue ce “retour de la Grèce à la liberté”. Mais dans les colonnes du Canard, cette liberté prend des airs de farce : Bénard imagine que les nouveaux dirigeants d’Athènes se sont empressés de reproduire, avec un zèle comique, tous les travers de la Troisième République française.
Chaque paragraphe, présenté sous forme de télégramme fictif, inverse la promesse républicaine. La drachme “baisse” aussitôt proclamée la République — clin d’œil à la fragilité financière de la France de 1924, minée par la crise du franc. Les “bonnes mesures” prises par le gouvernement grec rappellent les favoritismes et les exemptions fiscales du régime parlementaire français : “les notaires nommés au pouvoir seront exempts d’impôts”, raille Bénard. La “loi de huit heures” est supprimée “en l’honneur de la liberté”, tandis que le suffrage universel est si bien respecté qu’on songe à prolonger la durée du mandat de six à dix ans — voire à rendre les fonctions de député héréditaires.
Le procédé est typiquement bénardien : un faux reportage au ton enjoué, truffé de fausses dépêches, où la satire repose sur la logique poussée jusqu’à l’absurde. À travers la caricature du jeune État grec, le journaliste dévoile les incohérences d’une France qui, tout en se targuant de défendre la démocratie en Europe, trahit ses idéaux dans la pratique. La “République grecque”, c’est la Troisième République française vue dans un miroir déformant — une république des privilèges, des discours creux et des crises monétaires.
Le Canard de mars 1924 s’inscrit ainsi dans un climat politique tendu. Le Bloc national de Raymond Poincaré, au pouvoir depuis 1922, vacille sous les scandales financiers et la grogne sociale. Les élections législatives du Cartel des gauches approchent (elles auront lieu en mai), et la satire du Canard participe à ce basculement d’humeur : derrière la Grèce d’opérette, le lecteur reconnaît la France des petits arrangements, des “bons patriotes” dispensés d’impôts, et des députés qui s’auto-congratulent au nom de la “liberté”.
L’humour de Bénard, d’une fausse candeur journalistique, repose sur la duplicité du ton : il se fait faussement enthousiaste — “une heureuse transformation !” — pour mieux exposer le cynisme des gouvernants. L’article culmine dans une dernière pique : “Seuls, quelques esprits arriérés, qui ne comprennent rien aux beautés du progrès, se laissent aller à dire : ‘Que la République était belle sous Constantin !’” Ce renversement final parachève la démonstration : à force de singer la démocratie, les nouvelles républiques finissent par rendre la monarchie sympathique.
En 1924, cette ironie vise autant l’étranger que la maison mère. Bénard s’inscrit dans la tradition du Canard enchaîné de l’entre-deux-guerres, celle d’un journal qui défend les idéaux républicains en tournant leurs caricatures en dérision. À travers la “République grecque” inventée de toutes pièces, c’est bien la République française qu’il met à nu : vieillissante, bavarde, bourgeoise — mais toujours prompte à donner des leçons au monde.