N° 433 du Canard Enchaîné – 15 Octobre 1924
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Utilisation d’Anatole France – Opinions : La L.P.S.M.C.Q. – Une récompense bien gagnée : M. Doumergue a été autorisé à se rendre à Nîmes – Une arrestation sensationnelle – Le cartel des gauches au travail : M. J.L. Dumesnil va réorganiser notre Marine nationale – Le grand d’Espagne, par G. de La Fouchardière – A l’instar d’un grand quotidien : Le canard organise une expédition au pôle – Le discours de Pierre Robert – Un méconnu où les merveilles du sous-sol – Un nouveau désastre espagnol : L’enfant don Luis d’Espagne est déchu de ses titres – 5 min chez… Jean Painlevé – Fâcheux Accident pour la paix – Le livre de Dranem – Cinéma : Au congrès de chirurgie –
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Le grand d’Espagne ou la comédie coloniale vue par La Fouchardière
Sous le titre faussement solennel « Le grand d’Espagne », Georges de La Fouchardière signe dans Le Canard enchaîné du 15 octobre 1924 une chronique désopilante, d’un humour si délié qu’il dissimule à peine une satire féroce des hiérarchies militaires et des vanités impériales. Derrière les chiens de race et les titres ronflants, c’est tout l’esprit colonial et bureaucratique de la France des années 1920 qui passe à la moulinette.
Le point de départ est absurde — comme souvent chez La Fouchardière : le maréchal Lyautey aurait découvert un nouveau chien, un animal “très rare”, que le chroniqueur s’empresse d’opposer au simple pékinois de son ami Bicard. L’ironie est limpide : la France officielle se passionne pour les “raretés” inutiles, alors que le monde autour d’elle s’agite dans la misère et la confusion. Ce chien “grand d’Espagne”, c’est la métaphore d’une grandeur creuse, d’un prestige à pedigree dont la République se régale pour masquer ses doutes.
De la satire zoologique à la satire politique
La Fouchardière s’empare ici d’un thème qui lui est cher : la transformation du ridicule en symbole. Derrière le chien, il vise Lyautey, maréchal-gouverneur du Maroc, incarnation du colonialisme “civilisateur”. L’auteur se moque ouvertement du culte de ce militaire lettré que la presse officielle encensait. Dans la chronique, Lyautey devient un personnage de comédie, “découvrant” un animal rare comme d’autres découvrent des territoires — à grand renfort de cérémonial et d’auto-célébration.
L’allusion au Maroc n’est pas anodine. En 1924, la France sort meurtrie de la guerre du Rif : l’armée espagnole, alliée de la France, vient d’essuyer une défaite humiliante face aux troupes de Abdelkrim El Khattabi, chef de la résistance rifaine. Paris hésite entre la solidarité coloniale et la crainte d’un enlisement militaire. Le “grand d’Espagne” du titre évoque bien sûr le roi Alphonse XIII, mais aussi — et surtout — l’ombre grotesque d’un empire vacillant. Chez La Fouchardière, les chiens remplacent les soldats, les concours canins parodient les expéditions : tout est renversé.
La farce impériale selon le Canard
Tout au long du texte, les dialogues faussement naïfs entre Bicard et le narrateur permettent à La Fouchardière d’accumuler les non-sens savoureux : “Un chien romain, qu’il a déterré aux environs de Méknès”, “le pape va canoniser le chien”. Derrière cette cascade de cocasseries, une logique mordante : celle de la dérision appliquée à l’autorité. Le “chien romain” devient un prétexte pour brocarder la manie française de sanctifier ses héros militaires, tout en travestissant l’histoire.
La chronique culmine dans une scène de délire ecclésiastique : le pape, caricaturé sous la plume du dessinateur Guilac, est prié de bénir le canidé comme on canoniserait un saint. Le mélange de Vatican et de caserne, de crosse et de crocs, est d’une ironie corrosive. À travers cette fable canine, La Fouchardière dynamite la mythologie coloniale, l’alliance entre sabre et goupillon, et l’hypocrisie d’une élite persuadée de “découvrir” ce qu’elle invente pour justifier son prestige.
Une chronique dans la grande tradition du “Bouif”
Publié dans la rubrique “Chronique de l’Œil-de-Bouif”, ce texte s’inscrit dans une série où La Fouchardière (sous ce pseudonyme de “Bouif” qu’il partage avec d’autres plumes du journal) livre chaque semaine des variations satiriques sur l’actualité politique, mondaine ou militaire. La forme est familière : un dialogue absurde, une situation banale transformée en charge, et une chute qui fait mouche. Mais ici, l’auteur pousse plus loin la parodie du discours d’État.
Il y a du Dorgelès dans la verve, du Courteline dans la bêtise administrative, et déjà du Desproges dans la fausse innocence. Derrière l’anecdote, le lecteur de 1924 reconnaît une critique en règle des institutions françaises : la manie des décorations, la pompe de la hiérarchie, le sérieux grotesque du colonialisme paternaliste.
Une satire toujours d’actualité
Cent ans plus tard, Le grand d’Espagne conserve son efficacité intacte. La Fouchardière ne dénonce pas seulement les ridicules de son temps ; il révèle une mécanique universelle : celle de la grandeur fabriquée, du prestige officiel qui se nourrit de fictions. En faisant du maréchal Lyautey un éleveur de chimères, il anticipe les satires modernes du pouvoir spectacle.
C’est tout l’art du Canard enchaîné de ces années 1920 : rire du sérieux sans jamais l’affaiblir, démonter la machine à vanité sans enfoncer les hommes. Dans ce numéro du 15 octobre 1924, le “Bouif” n’aboyait pas : il mordait.