Dans l’édition du 15 juin 1927, Le Canard enchaîné offre à ses lecteurs un double récit de l’affaire Léon Daudet, traité avec une ironie d’une précision chirurgicale par Pierre Bénard. Les deux articles — « Une nuit historique » en une et « M. Daudet est décidé à refuser sa grâce » en page 3 — racontent, sous des dehors humoristiques, la chute d’un polémiste qui fut l’un des plus violents adversaires du Canard et du régime républicain.
Le contexte : depuis des années, Léon Daudet, directeur de l’Action française et fils d’Alphonse, multiplie les attaques contre la République, la police et la justice. En 1923, il accuse faussement le docteur Léon Philippe d’avoir participé à l’enlèvement de son fils Philippe, mort en réalité par suicide. Condamné pour diffamation en 1927, Daudet refuse obstinément de se livrer à la police, avant de négocier — c’est le mot — sa propre arrestation avec le préfet Jean Chiappe. Cette mise en scène grotesque, rapportée heure par heure par Bénard, devient sous sa plume une parodie du drame national.
Dès les premières lignes, le ton est donné : “Ce sacré Daudet, tout de même. Quelle histoire il me met sur les bras !” fait dire Bénard à Chiappe. La “nuit historique” se déroule comme une opérette où l’on s’appelle, se rassure, et règle les détails d’une arrestation “à la carte”. À minuit passé, Daudet téléphone au préfet pour discuter du protocole, et demande, en toute décontraction : “Et tout cela pour moi seul ?” “Pour vous seul”, répond Chiappe. On mobilise la garde républicaine, les pompiers, et même la fanfare de la Préfecture. Bénard pousse le comique jusqu’à décrire le menu du directeur de la Santé — “Homard Thermidor, fonds d’artichauts à la crème, poularde rôtie” — pendant que l’écrivain s’inquiète du “blanc de blanc” qu’on lui servira en prison.
Mais la satire ne se limite pas au burlesque. Elle touche à la substance même du nationalisme français d’alors. Dans le second article, Bénard montre un Daudet en cellule, jouant les martyrs : “J’ai transporté ma plume et mon encrier à la Santé.” Entouré de Maurice Pujo et de Delest, ses compagnons de l’Action française, il déclare qu’on devra “venir le chercher de force” s’il est gracié. La scène, rapportée comme une comédie de salon, expose la théâtralité du militantisme maurrassien : une ferveur d’opérette, nourrie d’héroïsme factice et de rhétorique sacrificielle.
Au fond, Pierre Bénard tire de cet épisode une leçon politique : la droite la plus réactionnaire, loin d’être persécutée, s’auto-mythifie. Le Canard ne nie pas la mise en scène de l’État — Chiappe et ses ministres ne sont pas épargnés — mais souligne la connivence entre les élites républicaines et les factieux qu’elles prétendent contenir. “On se téléphone, on se complimente, on s’envoie les discours à Havas”, écrit Bénard avec une ironie mordante. Tout est faux, tout est théâtral : l’arrestation, la prison, jusqu’à la “grâce refusée” qui transforme Daudet en héros de carton.
En 1927, alors que la République vacille entre la peur des ligues et les relents d’autoritarisme, Le Canard reste fidèle à son rôle : rire des puissants, révéler le ridicule de leurs postures. Bénard, dans cette double chronique, réussit l’un de ses plus beaux numéros de satire politique : faire de Léon Daudet, qui se rêvait martyr, le personnage d’une farce républicaine où même les pompiers ont leur entrée en scène.