Dans l’édition du 22 juin 1927, Le Canard enchaîné continue de s’amuser aux dépens de Léon Daudet, l’écrivain royaliste incarcéré à la prison de la Santé pour diffamation. Une semaine après l’avoir tourné en ridicule lors de son arrestation rocambolesque (“Une nuit historique”), le journal orchestre ici une double charge signée Jules Rivet et Pierre Bénard — deux des plumes les plus acérées du Canard des années 1920.
L’article de Rivet, en une, s’intitule « M. Léon Daudet commence la grève de la suralimentation ». Tout est dit dans ce renversement comique : là où les prisonniers politiques entament des grèves de la faim, Daudet inaugure une “grève de la suralimentation”, protestation à base de poularde au riz et de bouteilles de Haut-Brion. Le ton, faussement compassionnel, rappelle celui d’un bulletin de santé : “On reçoit d’assez mauvaises nouvelles du séjour de M. Léon Daudet à la prison de la Santé.” Suit la description minutieuse de ses appartements : une chambre “avec lit à trois matelas”, une salle à manger, un cabinet de travail, un domestique et un salon-fumoir. Le Canard se délecte de cette opulence carcérale, symbole d’un privilège que l’intéressé ne perçoit même pas.
Rivet met en scène un Daudet bouffi d’importance, qui discute avec son serviteur Baptiste du sort des autres détenus :
— “Ils font la grève de la faim…”
— “Horreur !” répond le pamphlétaire. “Moi, jamais ! Je commence la grève de la suralimentation !”
La scène, dialoguée comme une pièce de Labiche, tourne au vaudeville. On rit de la “propagande” de ses repas — “Langouste Thermidor, filet de bœuf braisé, salade au foie gras” — servis “en présence de nombreux représentants de la presse parisienne”. La parodie culmine lorsque Rivet conclut, pince-sans-rire : “Le monde civilisé finirait par s’en émouvoir.”
En page 4, Pierre Bénard prend le relais avec « Mes prisons », prétendu journal de détention rédigé par Léon Daudet lui-même. Ce faux journal intime pousse la satire à son comble. Bénard imite le style pompeux et sentencieux du polémiste, lui faisant écrire des phrases d’une auto-dérision involontaire :
“Les cellules sont très agréables. On cuisine un homard Thermidor. Ah ! mes amis, j’en donnerai toutes les œuvres de Goyau pour en avoir jusqu’à la fin de mes jours !”
Chaque jour de “détention” est prétexte à raillerie : Daudet juge ses gardiens “d’une politesse exquise”, se plaint de la monotonie du homard, évoque ses promenades dans “le charmant hôtel des haricots”. À travers cette imitation, Bénard souligne le ridicule d’un homme qui transforme sa peine en chronique gastronomique, comme si la prison n’était qu’un épisode de société.
En arrière-plan, le Canard mène une charge politique plus fine. Daudet, figure de la droite nationaliste, se présente alors comme victime du régime. En le dépeignant en épicurien repu, Rivet et Bénard désamorcent sa posture de martyr : il n’est plus l’intellectuel persécuté, mais le bourgeois satisfait, jouant au prisonnier pour la galerie.
Cette double satire résume à merveille l’art du Canard enchaîné dans l’entre-deux-guerres : derrière le rire, une démystification des faux héros de la politique. En juin 1927, Léon Daudet voulait faire de sa cellule un autel de la cause monarchiste — Le Canard en fit un restaurant de luxe.