Le 5 juin 1929, Le Canard enchaîné consacre sa une à un événement industriel aussi spectaculaire que révélateur du temps : l’exposition Citroën de Barcelone. Depuis le début du mois de mai, le constructeur français y déploie une véritable vitrine de la modernité à la française, présentée comme un “triomphe” diplomatique et technique. Sous la plume ironique d’un rédacteur anonyme et le crayon de Guilac, Le Canard livre un pastiche d’article de presse économique – émaillé d’expressions dithyrambiques – pour mieux en exposer la démesure.
Le culte de Citroën
Le texte pastiche à merveille le ton obséquieux des dépêches d’agence et des articles de propagande industrielle. L’auteur décrit l’événement comme un chef-d’œuvre de protocole : le roi Alphonse XIII en personne aurait tenu à “exprimer sa gratitude officielle” à M. André Citroën pour avoir choisi Barcelone, tandis que “les autorités espagnoles” se seraient émues du “geste hautement amical” du constructeur.
Chaque détail du récit – jusqu’à la minute exacte de l’entretien royal (“de 18 h 15 à 18 h 43”) – parodie le souci ridicule du prestige diplomatique. Le journal se moque ouvertement de cette alliance du capital, de la couronne et de la réclame, où l’auto devient symbole de civilisation et d’amitié entre peuples motorisés.
Le trait de Guilac, qui campe un roi souriant entre des pavillons saturés d’enseignes Citroën, pousse la satire plus loin encore : “Palazzo del Mode Citroën”, “Pavillone dell’Auto Citroën”, “dégustazione Citroën”… L’enseigne est partout, jusque dans les verres d’apéritif et les cigares. L’Espagne entière semble transformée en vitrine publicitaire, envahie par les produits dérivés de la marque : un monde où la publicité a remplacé la politique.
Un humour au service d’une critique sociale
En 1929, la France vit à l’heure de la prospérité industrielle, mais aussi du culte du progrès. André Citroën, entrepreneur visionnaire, a fait de son nom une légende – des campagnes d’affichage géantes aux expéditions automobiles (la Croisière noire, la Croisière jaune). Mais ce culte a un revers : celui du marketing triomphant et de l’industrialisation de la communication.
Le Canard s’amuse ici de cette nouvelle religion moderne. À travers un reportage feignant l’enthousiasme, il dénonce l’absorption du discours journalistique par la publicité. L’article devient un miroir déformant des gazettes sérieuses, qui rivalisent alors d’admiration pour les “bienfaiteurs de l’industrie”.
En filigrane, la présence d’Alphonse XIII – un roi autoritaire en fin de règne, sur fond de crise sociale espagnole – renforce la charge satirique : Le Canard y voit une connivence entre le pouvoir politique et la propagande commerciale, où chacun flatte l’autre pour sauver les apparences du progrès. Trois ans plus tard, ce même roi sera contraint à l’exil, balayé par la Seconde République espagnole.
La modernité mise en scène
À travers son humour feutré, le journal saisit quelque chose de plus large : le passage d’une ère politique à une ère de communication. Tout devient spectacle, de la production industrielle à la diplomatie. L’expression “les jambons fumés Citroën” – pure invention du Canard – résume à merveille cette logique où le nom d’une marque finit par dévorer le réel.
La “promenade enchantée” du roi dans les stands devient une fable du XXᵉ siècle : le monarque et l’industriel unis sous la bannière du logo, bénissant la civilisation de l’automobile. L’article, tout en gardant un ton léger, offre ainsi une satire lucide du monde moderne – celui où l’on s’agenouille non plus devant Dieu ou le roi, mais devant la marque.
Sous les fanions Citroën et les courbettes protocolaires, Le Canard enchaîné débusque l’absurdité d’un monde qui confond le progrès et la réclame. Et avec Guilac au dessin, la caricature tourne à la procession : Citroën en pape, Alphonse XIII en bedeau, et le lecteur en spectateur amusé d’un siècle qui démarre plein gaz vers la publicité.