À la fin de septembre 1929, la France officielle se veut détendue. Les tensions internationales semblent apaisées après le retrait de la Rhénanie et les discours pacifistes d’Aristide Briand à Genève ; le budget de 1930 se prépare sans crise majeure ; la presse parle d’une “ère de stabilité”. Mais Le Canard enchaîné, fidèle à son instinct de débusqueur d’illusions, voit surtout une comédie gouvernementale où l’autosatisfaction tient lieu de gouvernail.
C’est ce que raconte, avec un humour ravageur, Jules Rivet dans « Une séance de bonne humeur du Conseil des ministres ». L’article parodie mot pour mot la solennité des comptes rendus officiels : les “Messieurs les ministres arrivent avec de larges sourires épanouis”, “se serrent la main sur le ventre” et “échangent des tapes de bonne humeur”. La séance s’ouvre dans la félicité générale : un Conseil des ministres transformé en dîner de gala.
La République des embrassades
Sous la forme d’un dialogue théâtral, Rivet orchestre une ronde d’interventions aussi absurdes qu’euphoriques. Briand, “satisfait”, déclare la séance ouverte “dans les meilleures dispositions”, tandis que Tardieu — déjà pressenti pour lui succéder à la présidence du Conseil — “a la bouche fendue jusqu’aux oreilles”.
On s’y félicite de tout : la situation internationale ? “Favorable, mon cher ami, bravo !” ; la conférence du désarmement ? “De la bonne humeur, nom de Dieu, de la bonne humeur !” ; le budget ? “Six cent millions de plus ! Bravo, parfait, très bien !”
L’ironie de Rivet tient à ce renversement : plus les sujets sont graves, plus les ministres rient. Le journal de la rue des Jeûneurs montre ici une Troisième République à bout de souffle, où la politique s’est réduite à une succession de rituels optimistes.
Tardieu et Briand, faux frères d’optimisme
La cible principale de Rivet est double : Aristide Briand, dont le pacifisme idéaliste prête à sourire, et André Tardieu, dont la technocratie autoritaire s’annonce déjà. Les deux hommes incarnent deux visages d’une même illusion : celle d’une France sûre d’elle, incapable d’entrevoir la crise mondiale imminente.
Leur dialogue relève du pur théâtre d’absurde :
“Vous parlerez des États-Unis d’Europe ?” demande Tardieu.
“Non, ils ne sont pas encore constitués,” répond Briand.
L’allusion à la proposition briandiste d’une fédération européenne, formulée quelques semaines plus tôt à la Société des Nations, est limpide : le Canard en souligne l’irréalisme par un simple trait d’humour.
Chéron, Painlevé et les autres figurants de la farce
À leurs côtés, le ministre des Finances Henry Chéron incarne la bonhomie budgétaire : “Je sortirai mon budget de 1930, un joli budget… six cent millions de plus !”
Le Canard se moque ici de la rhétorique d’abondance d’une époque où le “petit coquin de budget” masque le décalage croissant entre la prospérité financière et la réalité sociale.
Quant à Painlevé et Barthou, ils forment le chœur comique, ponctuant la séance de leurs “Parfait, très bien !” – une antienne bureaucratique que Rivet transforme en refrain de cabaret ministériel.
Une satire douce-amère
Le génie de Rivet tient dans cette tonalité faussement légère : sous le rire, la critique est féroce. Ce Conseil des ministres heureux de lui-même symbolise une République somnolente, confiante dans un ordre mondial artificiellement stabilisé.
Quelques semaines plus tard, le 24 octobre 1929, le krach de Wall Street viendra brutalement interrompre cette “bonne humeur” collective. Le Canard aura eu, sans le savoir, une longueur d’avance : il avait déjà diagnostiqué le vide euphorique d’un pouvoir qui rit pour ne pas voir le précipice.
Une mise en scène digne du boulevard
La page, illustrée par Guilac, ajoute à la charge une scène de conseil digne d’un vaudeville : ministres ventrus, ronds de serviette au col, échanges d’embrassades et tapes dans le dos. Tout respire le confort et la connivence.
Rivet clôt sa pièce sur une note volontairement absurde : les ministres “se retirent en fredonnant un petit air”, comme après une opérette.
Le gouvernement, dans le Canard, n’est plus qu’une troupe d’acteurs — et la politique, une pièce comique dont la France est le public involontaire.
En septembre 1929, Jules Rivet offre au Canard enchaîné un chef-d’œuvre de satire politique : un Conseil des ministres hilare, où l’optimisme tourne à l’aveuglement. Derrière les rires, on entend déjà grincer les portes du krach mondial.