N° 818 du Canard Enchaîné – 2 Mars 1932
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Nouvelles de Chine … Nippon ni mauvais
Mars 1932 : les obus français vendus au Japon ratent leur cible à Shanghai, et Le Canard enchaîné s’en émeut… au nom du Creusot ! Dans une satire d’anthologie, Pierre Bénard démonte la morale d’acier de l’industrie française : Clément Vautel défend les canons Schneider, Charles Dumont prêche le désarmement en banquier de l’armement. Quand la guerre devient un placement, la civilisation n’est plus qu’un slogan à percussion.
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2 mars 1932 : Quand les obus français rataient la cible japonaise
Au début de mars 1932, les canons français faisaient parler d’eux — mais pas comme on l’espérait. Dans Le Canard enchaîné de ce 2 mars, Pierre Bénard signe une satire d’une précision chirurgicale : « Les mauvais résultats du bombardement japonais à Changhaï ont provoqué une vive émotion au Creusot ». Sous le vernis de la plaisanterie, l’article dénonce avec une ironie d’acier le commerce des armes, la duplicité diplomatique et la morgue nationaliste de la presse française, au beau milieu de la guerre sino-japonaise.
À l’hiver 1932, la bataille de Shanghai bat son plein. L’armée impériale japonaise bombarde la ville, mais sa progression s’avère plus difficile que prévu. Pour Bénard, la nouvelle ne scandalise pas les consciences : elle inquiète… les actionnaires. Le Creusot, siège des usines Schneider, principal fournisseur d’artillerie lourde du Japon, tremble non pas pour les victimes chinoises, mais pour la réputation de ses canons. Le titre du Canard est un modèle d’ironie journalistique : là où d’autres pleureraient les morts de Shanghai, lui s’apitoie sur le moral des industriels bourguignons.
Bénard décrit alors, dans un style faussement neutre, les « enquêtes » menées auprès des établissements Schneider. Les réponses du fabricant sont d’un cynisme désarmant : tout va bien, « la marche est très bonne », il ne faut pas « exagérer la résistance chinoise ». Si quelques obus ont manqué leur cible, ce serait, dit-on, « un tableau des pertes moyen », voire un résultat « encourageant ». En quelques phrases, le Canard ridiculise ce patriotisme économique qui mesure la guerre en pourcentage de réussite commerciale. L’obsession du rendement devient grotesque quand elle s’applique aux morts de Shanghai.
Le second volet de l’article déploie un humour plus corrosif encore. Bénard imagine les échos de cette « contre-performance » jusque dans les chancelleries européennes. En Hongrie, le régent Horthy aurait suspendu une commande d’obus Schneider pour se tourner vers la concurrence allemande, chez Krupp. Quant à la France, elle continue de financer, par un jeu d’alliances et de crédits croisés, les usines d’armement dont les produits s’entretuent sous des drapeaux différents. À travers cette fable de l’industrie mondialisée, Bénard dénonce l’hypocrisie d’une Europe pacifiste en paroles et marchande en pratique.
Mais la charge la plus savoureuse vise la presse et les grands patriotes professionnels. L’ancien chroniqueur mondain Clément Vautel, raillé ici sous le surnom de « Princo-Rigadin du journalisme », est convoqué pour une fausse déclaration : selon lui, si un obus français rate sa cible à Shanghai, « tout le monde en parle » par jalousie étrangère. La phrase, évidemment apocryphe, condense tout le ridicule du chauvinisme journalistique, où la fierté nationale se mesure à la précision d’un canon. Dans cette logique absurde, « nos obus ont fait leurs preuves » et « toucher à Schneider, c’est toucher à la paix » — renversement d’autant plus comique que les obus Schneider font précisément la guerre.
La conclusion, attribuée à l’ancien ministre Charles Dumont, complète ce florilège d’ironie patriotique. Bénard le cite comme « délégué à la Conférence du désarmement » (ouverte à Genève en février 1932), mais aussi administrateur de la Banque franco-japonaise et représentant de Schneider. Ce cumul d’intérêts résume l’époque : les apôtres du désarmement sont souvent les plus zélés des marchands d’armes. Dumont assure que les produits Schneider sont « au-dessus de tout éloge » et qu’en douter serait « un crime contre la civilisation ». Le rire du lecteur, ici, se mêle à une colère sourde : la lucidité de Bénard dissout le vernis moral des élites de la IIIe République.
Dans le contexte du début des années 1930, où la France peine à se relever de la crise et s’enferme dans un nationalisme économique, l’article agit comme un miroir déformant mais fidèle. Derrière la farce, Bénard pointe une vérité inquiétante : la guerre est devenue un produit d’exportation, et la « civilisation » un label industriel. En un mot, les obus Schneider frappent plus juste sur le papier du Canard que sur les champs de bataille de Shanghai.





