N° 444 du Canard Enchaîné – 31 Décembre 1924
N° 444 du Canard Enchaîné – 31 Décembre 1924
79,00 €
En stock
Plus bas que l’empire ! La liberté de la presse étranglée : Le gouvernement de Mr Herriot va poursuivre le canard enchaîné, par Maurice Morice
Pour le haut commerce, un bicentenaire qu’il ne faut pas oublier : La promotion Louis mandrin – Palmes académiques – A la chambre : Le budget des colonies remporte un gros succès – Spéculations, par G. de La Fouchardière – Le mystère de l’homme coupé en morceaux : Une trouvaille bien inattendue – Prédictions pour 1925, par Whip – Un point de droit fiscal éclairci – Sur la piste, dessin de Révac
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
En stock
En cette fin d’année 1924, Le Canard enchaîné clôt sa première grande bataille de la Troisième République avec un texte d’une ironie indignée : « La liberté de la presse étranglée ». L’article, signé Maurice Morice (pseudo collectif), réagit à la décision du gouvernement Herriot d’engager des poursuites contre le journal satirique — un épisode marquant de la confrontation entre la jeune presse d’opposition et un pouvoir se disant démocratique. Sous un ton courtois, c’est un véritable réquisitoire contre l’hypocrisie républicaine.
Le contexte éclaire tout : au lendemain de la victoire du Cartel des gauches (radicaux et socialistes) au printemps 1924, Édouard Herriot, président du Conseil, s’était posé en champion de la liberté et de la tolérance. Mais à peine installé au pouvoir, il fait preuve d’une susceptibilité de chef d’État offensé. La satire du Canard, qui s’en prend aussi bien à la droite réactionnaire qu’aux maladresses du gouvernement, devient pour lui insupportable. Fin décembre, Herriot déclenche des poursuites judiciaires à la suite d’un article jugé injurieux : le fameux Canard est accusé d’atteinte à la dignité ministérielle.
Maurice Morice répond à cette attaque avec une maîtrise parfaite du double registre — la déférence et la démolition. Il feint de louer Herriot pour sa « courtoisie légendaire », ses « poignées de main généreusement distribuées à l’arrivée des trains », avant d’en faire le symbole d’un pouvoir poli, mais autoritaire. Le compliment devient satire : « Son inépuisable bonté s’étend à toute la nature, et notamment jusqu’à ses ennemis les plus acharnés. » Ce ton feutré masque une colère froide : celle d’un journal menacé pour avoir simplement fait son métier.
L’affaire prend des allures de scandale d’État, d’autant que le Canard dévoile dans le même numéro une note confidentielle concernant Camille Aymard, directeur du journal La Liberté et proche des milieux coloniaux. En révélant que cet homme, que Herriot s’apprête à poursuivre pour diffamation, fut autrefois notaire à Saïgon, le journal expose l’hypocrisie du pouvoir : ce gouvernement, qui se prétend vertueux, protège les réseaux les plus douteux de la Troisième République. Morice ne s’y trompe pas : « Le gouvernement se doit de poursuivre sans délai ce crime de lèse-démocratie, sans quoi nous serions perdus. » Le sarcasme est mordant : c’est l’idée même de liberté qui devient coupable.
Le dessin de Guilac, Le banquet Nalèche, redouble la charge. Autour de Herriot, on lève son verre à « l’étranglement de la presse » : caricature saisissante du consensus mou des élites politiques et médiatiques. Ce banquet grotesque fait écho aux propos de Morice : l’esprit républicain a été remplacé par une convivialité d’intérêt, où la presse indépendante sert de gibier de table.
Historiquement, cette affaire illustre un tournant dans la relation entre le pouvoir et la satire. Le Canard enchaîné, fondé pendant la guerre pour défendre la liberté de ton contre la censure militaire, découvre qu’en temps de paix, la censure politique n’est pas moins active. Herriot, pourtant issu du radicalisme anticlérical et de la tradition libérale, montre la même fébrilité que ses adversaires de droite dès qu’il est tourné en ridicule.
L’article de Morice annonce la posture que Le Canard gardera tout au long du siècle : refuser de choisir un camp autre que celui de la liberté d’expression, et rappeler aux gouvernants qu’un État qui attaque un journal libre est toujours « plus bas que l’empire », comme le dit le surtitre. En ce 31 décembre 1924, la plaisanterie du Canard a valeur de profession de foi : mieux vaut risquer la censure que de renoncer à la satire.