L’article “On a célébré la Fête du vouvray”, signé R. N. (René Noré) à la une du Canard enchaîné du 22 août 1928, est une parodie en forme de chronique mondaine : un récit d’agapes “militantes” organisé par les “Amis du Canard” pour protester contre la “Fête de l’eau” du Petit Parisien. L’eau, boisson suspecte s’il en est dans les colonnes du Canard, devient ici symbole de toutes les vertus compassées que le journal se plaît à tourner en dérision : la bienséance, le moralisme et la presse bien-pensante.
Dans la fiction de Noré, le Canard réunit donc ses partisans “dans un petit coin tranquille de la banlieue” pour une contre-manifestation arrosée — la “Fête du vouvray”. La scène, décrite avec un humour goguenard, ressuscite l’esprit fraternel et anarchisant des banquets républicains du XIXᵉ siècle, tout en y ajoutant une pointe d’auto-dérision : les convives, journalistes compris, incarnent un petit monde de bons vivants plus prompts à lever le coude qu’à lever des drapeaux.
Autour de la table, on retrouve les figures familières du Canard : Pierre Bénard, “dont la patience n’est pas la vertu dominante”, Rivet, Whip, et même le directeur, sous le regard du chroniqueur. La victime du jour, c’est un certain M. Delosonne, alias Delsol — running gag du journal depuis l’article de Bernard Gervaise paru le 18 juillet, où l’on annonçait, pince-sans-rire, que la “rue du Four” serait rebaptisée “rue Delsol” en hommage à un obscur conseiller municipal. Le Canard avait inventé de toutes pièces ce nom pour se moquer du zèle bureaucratique des édiles parisiens à rebaptiser les rues à tour de bras.
Dans la “Fête du vouvray”, Delsol devient un personnage de chair et de vin. Noré imagine qu’on l’a invité à la noce “par erreur” — un petit malin qui “tiraille le bouton du veston de Pierre Bénard et lui explique laborieusement : ‘Delsol… Délisonne… Dennesonne !’”. Agacé, Bénard finit par ordonner qu’on “l’expédie dans le garde-manger”. L’humour repose sur le burlesque verbal et la connivence : Delsol n’est plus un nom, mais un symbole du ridicule administratif et médiatique que le Canard adore ridiculiser.
À travers la satire, l’article dit beaucoup du climat journalistique de la fin des années 1920. Face à la grande presse populaire – Le Petit Parisien, Le Matin, L’Intransigeant – qui cherche à moraliser et divertir un public de masse, Le Canard enchaîné revendique une posture inverse : irrévérente, populaire sans être populiste, fidèle à l’humour libertaire de la Belle Époque. La “Fête du vouvray” n’est pas seulement une farce bachique : c’est un manifeste de style.
Le clin d’œil final scelle la moquerie : les convives, “se donnant rendez-vous pour notre prochaine organisation : la fête du vermouth-cassis !”, promettent de perpétuer la tradition satirique du Canard sous le signe du vin et du rire.
Là où Le Petit Parisien bénit l’eau, le Canard fait mousser le vouvray — et c’est bien ainsi qu’il célèbre, depuis 1916, la liberté d’esprit et la saveur du contre-courant.