N° 817 du Canard Enchaîné – 24 Février 1932
N° 817 du Canard Enchaîné – 24 Février 1932
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Question de point de vue
Février 1932 : à la Tour de Londres, les diamants de la Couronne brillent au-dessus des échafauds — métaphore parfaite du monde selon Pierre Scize. Dans sa chronique « Question de point de vue », le journaliste du Canard dévoile la duplicité des discours : sénateurs, communistes ou impérialistes japonais, chacun trouve justification à ses crimes. Une satire élégante et amère, où l’humour masque mal la désillusion d’une époque qui confond morale et confort.
Le tandem indissoluble, dessin de Guilac.
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24 février 1932 : Tout n’est qu’une question de point de vue
Sous un titre faussement anodin, Pierre Scize signe dans Le Canard enchaîné du 24 février 1932 une chronique magistrale sur l’art du renversement, cette gymnastique morale qui permet de faire passer la barbarie pour du bon sens, et la complaisance pour de la raison. En ces semaines où la guerre sino-japonaise s’intensifie et où la diplomatie européenne ferme les yeux, Scize démonte avec une ironie ciselée la logique des puissants : celle où tout — absolument tout — dépend du « point de vue ».
L’article s’ouvre sur un souvenir d’enfance : un vieil homme répétant que « tout, dans la vie, n’est qu’une question de point de vue ». Scize transforme cette formule banale en fil rouge d’une méditation politique. Il raconte d’abord sa visite à la Tour de Londres, symbole parfait de ce renversement moral : lieu d’horreur devenu attraction touristique, prison d’État transformée en vitrine des joyaux de la Couronne. Sous le soleil anglais, les visiteurs admirent « un feu d’artifice d’or et de pierreries » là même où coula le sang d’Anne Boleyn ou des princes d’Édouard. Scize souligne le paradoxe avec une ironie tranquille : les diamants étincellent « près de l’échafaud qui les protège ». Déjà, le propos dépasse la simple anecdote : la richesse et la violence ne s’opposent pas, elles se complètent. Le pouvoir se pare toujours du faste des crimes qu’il a commis pour durer.
Mais la seconde moitié de l’article élargit le propos à la politique française et internationale. « Question de point de vue », répète Scize, en évoquant d’abord le mépris dont la presse de droite accable le Sénat — « ramassis de vieux gâteux » — alors que la gauche y voit soudain un bastion de la République. L’inconstance idéologique n’est qu’affaire d’intérêt. Puis, d’un glissement satirique, il passe au communisme : quand un Français critique l’impérialisme, il devient un criminel ; mais qu’un Allemand monte à la tribune du Reichstag pour dire la même chose, et la presse libérale le salue comme un héros. Toujours cette morale à géométrie variable : tout dépend de qui parle, et d’où.
Enfin, Scize applique son principe à la crise d’Extrême-Orient. Les Japonais bombardent Shanghai ? Peu importe, puisqu’ils sont « civilisés » : ils utilisent des mitrailleuses, des canons de 75 et des avions modernes. Les Chinois, eux, sont des « barbares » parce qu’ils résistent avec des armes moins perfectionnées. Derrière l’ironie, le Canard dénonce ici la duplicité occidentale : celle d’un monde qui mesure la légitimité d’une guerre à la qualité de son arsenal, et sa moralité à la couleur de sa peau.
Par la forme même de sa chronique, Scize se livre à une démonstration redoutable : en multipliant les exemples, il expose la logique du cynisme ordinaire, où les valeurs se plient aux intérêts économiques et politiques. La fin de son texte, faussement légère, résonne comme un constat d’impuissance : puisque tout est affaire de perspective, aucune indignation n’est possible. Sous l’humour, l’amertume affleure.
En février 1932, la guerre de Shanghai fait rage, les bombardements japonais provoquent des milliers de morts, et la Société des Nations, déjà impuissante, se borne à des protestations polies. Pendant ce temps, en Europe, les démocraties se déchirent sur les questions de désarmement et de crise financière. Dans ce contexte, la chronique de Scize — mi-essai, mi-fable politique — traduit la désillusion d’un journaliste lucide : la civilisation, dit-il, n’est qu’un décor de musée, où les joyaux brillent sur des squelettes.
Ce texte marque l’un des sommets de la prose satirique de Pierre Scize : une écriture élégante, un humour contenu, un désenchantement presque philosophique. En filigrane, une leçon qui reste actuelle : tant que les puissants définiront eux-mêmes le “bon point de vue”, la justice et la morale ne seront que des vitrines derrière lesquelles on range les têtes tombées.





