N° 895 du Canard Enchaîné – 23 Août 1933
N° 895 du Canard Enchaîné – 23 Août 1933
59,00 €
En stock
Vive l’avachi !
Août 1933 : tandis que l’Europe acclame les chefs à poigne, Le Canard enchaîné publie un manifeste improbable signé Pierre Bénard : « Vive l’avachi ! »
Sous prétexte de défendre la paresse, il dresse un portrait au vitriol d’une France corrompue, complice et fatiguée.
Bureaucrates, politiciens, policiers, industriels : tous s’y vautrent dans l’hypocrisie molle.
Derrière l’humour, une lucidité glaçante : le fascisme ne triomphe pas seulement par la force, mais aussi parce que les démocraties ont cessé d’y croire.
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
En stock
“Vive l’avachi !” : quand Pierre Bénard défend le droit à la mollesse
En plein été 1933, alors que l’Europe bruisse du fracas des bottes et des marches martiales, Le Canard enchaîné choisit un autre mot d’ordre : “Vive l’avachi !”
Sous la plume de Pierre Bénard, le journal d’Anatole France et de La Fouchardière tourne en dérision l’obsession virile du “chef à poigne”, de la “discipline” et du “gouvernement fort” qui gagne la France à la suite des dictatures voisines.
Mais derrière la blague, il y a une véritable réflexion politique : mieux vaut un peuple avachi qu’un peuple dressé.
La France de 1933 : la tentation de la force
L’article paraît dans un climat tendu. Depuis janvier, Hitler est chancelier du Reich. En Italie, Mussolini est au pouvoir depuis onze ans. En Autriche, le chancelier Dollfuss vient d’instaurer une dictature corporatiste.
En France, la République parlementaire vacille. Les ligues nationalistes, Croix-de-Feu de La Rocque en tête, recrutent à tour de bras. Le mot d’ordre est partout le même : “Il faut un chef !”
La crise économique mine les institutions, les scandales éclatent, et le désespoir prépare le terrain à la nostalgie de l’ordre.
C’est ce contexte que Bénard prend à revers, avec son humour glacial. Il commence par une phrase assassine :
“La mode est au gouvernement de force. Partout, on demande un dictateur à poigne. On veut de l’autorité et de la discipline.”
Puis il lâche son ironie : “Les hommes, avec la chaleur, sentent des démangeaisons aux fesses et réclament des coups de pied au derrière.”
Autrement dit, la soif d’autorité n’est qu’un réflexe de paresse et de frustration.
Les mous, les durs, et les avachis
Bénard décrit cette “mode” autoritaire comme une épidémie de virilité de bazar : chemises noires italiennes, bras levés allemands, uniformes et slogans.
En France, écrit-il, les fascistes n’ont pas encore trouvé leur nom : “On les appelle quelquefois les mous.”
Mais le mot est encore trop flatteur : “Pour nous, ces mous sont encore trop durs. Nous préférerions encore les avachis.”
Le renversement est complet. À la place du culte du Chef, Bénard revendique le droit au laisser-aller, à la mollesse, à la lenteur :
“L’avachi, quel programme ! Et surtout, quelle tranquillité !”
Sous la plaisanterie, se cache un principe : mieux vaut un peuple fatigué qu’un peuple fanatisé.
L’avachi n’obéit pas, ne suit pas, ne défile pas. Il traîne, il soupire, il doute — et donc, il résiste, à sa manière.
Un portrait acide de la République molle
Mais la satire ne s’arrête pas là. Bénard pousse la logique jusqu’à l’absurde : il imagine un “régime idéalement avachi”, où tout le monde vivrait dans un confortable désordre.
L’État y prélèverait des impôts… que personne ne paierait.
Les fraudeurs y seraient félicités pour leur esprit de liberté.
Et si un contrôleur s’avisait de réclamer sa part, on pourrait, écrit Bénard, le “précipiter par la fenêtre au nom de l’ordre et de la liberté, sous les applaudissements des honnêtes gens.”
Le tableau est féroce : une France des passe-droits et de l’hypocrisie où la corruption devient vertu civique.
Mais Bénard n’invente rien. Il décrit simplement le fonctionnement réel de la Troisième République : sénateurs spéculateurs, banquiers véreux, industriels subventionnés, police complaisante, justice indulgente.
Le Canard ne vise pas seulement les fascistes : il épingle les notables qui, sous prétexte d’ordre, défendent surtout leurs privilèges.
L’État des décorations et des combines
Dans la deuxième partie, Bénard s’en donne à cœur joie.
Il imagine une Légion d’honneur en libre-service, distribuée dans les grands magasins, “au rayon rouge”, avec “soldes du Jour de l’An et du 14 juillet”.
Le grade de chevalier s’achèterait au comptoir, celui d’officier demanderait “quelques menues escroqueries”, et le macaron de commandeur serait réservé “aux spéculateurs et aux affameurs patentés”.
Ce délire burlesque sonne comme un inventaire du scandale.
Car en 1933, le pays vit au rythme des affaires : malversations financières, pots-de-vin, trafics d’influence, ruine des petits épargnants.
La corruption, loin de scandaliser, est devenue un sport national.
Bénard ne propose pas de la moraliser : il préfère en rire — jusqu’à l’écœurement.
L’avachissement général
Le tableau s’élargit encore : dans la police, l’industrie, l’agriculture, tout fonctionne à rebours.
Les policiers, dit-il, se contentent de “se photographier en train de ne pas trouver le coupable.”
Les agriculteurs sont payés “à ne pas produire de blé.”
Les industriels profitent de l’État, qu’ils accusent ensuite de “dirigisme”.
Et au sommet, tout le monde se congratule, “se foutant de tout.”
Le dernier paragraphe clôt cette symphonie de cynisme :
“Ainsi se trouverait établi un régime doux à vivre, où la liberté serait la licence, où le vicieux distribuerait des prix de vertu, où la justice serait tempérée de non-lieu.”
C’est un portrait sans pitié de la France de 1933, un pays épuisé, où la lâcheté collective se confond avec la sagesse, et où la corruption remplace la conviction.
“Vive l’avachi” : l’humour comme baromètre moral
Sous ses airs de comédie, le texte de Bénard est d’une noirceur totale.
C’est une satire de la mollesse civique — mais aussi un avertissement :
un peuple qui tolère tout, qui s’arrange de tout, devient le terrain parfait pour ceux qui rêvent d’ordre et de botte.
En 1933, Le Canard comprend avant beaucoup d’autres que le fascisme naît moins du fanatisme que de la fatigue des démocraties.
Bénard n’oppose pas la force à la force : il oppose le rire au désespoir.
Et s’il s’écrie “Vive l’avachi !”, c’est parce qu’il sait qu’entre le cynisme et la tyrannie, il faut encore choisir l’ironie.





