N° 1694 du Canard Enchaîné – 8 Avril 1953
N° 1694 du Canard Enchaîné – 8 Avril 1953
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LA TROISIÈME PAIX MONDIALE EST COMMENCÉE DEPUIS CE MATIN 1 h 30
Le Canard enchaîné du 8 avril 1953 s’empare d’un climat mondial étouffé par la mort de Staline et la fièvre de la guerre froide pour le retourner comme un gant. Dans un faux bulletin d’alerte, Jean-Paul Lacroix annonce non pas l’explosion du monde, mais le début… de la « Troisième Paix mondiale ». Une paix redoutée, suspectée, presque traumatique pour les chancelleries qui ne savent plus vivre sans menace permanente. Entre ironie mordante, pastiche de dépêche militaire et démontage du langage diplomatique, l’article révèle toute l’absurdité d’une époque où la paix semble plus angoissante encore que la guerre.
URSS – USA – Maurice Thorez, Antoine Pinay, Queuille – Annapurna, Georges Méliès – Charles Boyer – Le salaire de la peur –
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À la une du Canard enchaîné du 8 avril 1953, Jean-Paul Lacroix livre un morceau de bravoure typiquement canardesque : une parodie de dépêche de guerre intitulée « LA TROISIÈME PAIX MONDIALE EST COMMENCÉE DEPUIS CE MATIN 1 h 30 ». Le titre, énorme et anxiogène, reprend la typographie martiale réservée aux “dernières nouvelles”, mais l’article annonce le contraire de ce que tout lecteur formé par la guerre froide s’attendrait à lire : ce n’est pas l’apocalypse, mais la paix – une paix si annoncée, tellement redoutée et tellement absurde que la rédaction dégaine l’un de ses exercices favoris : transformer l’actualité internationale en farce organisée.
Nous sommes en 1953, un moment charnière. L’Europe est encore paralysée par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale ; la guerre de Corée s’enlise ; l’OTAN et le Pacte de Varsovie ne sont pas encore face à face, mais le monde a déjà pris l’habitude de se tenir sous une cloche atomique. Surtout, un événement vient de bouleverser l’équilibre de la peur : la mort de Staline, le 5 mars 1953. Depuis, Moscou multiplie les signaux contradictoires. L’Occident scrute les communiqués soviétiques, prêt à voir dans chaque virgule la promesse d’une détente ou, au contraire, un prélude à un durcissement. Une avalanche de déclarations s’accumule, dont l’éditorialiste se moque : « Inquiétude à Moscou (sic). » — « L’U.R.S.S. se montre très préoccupée... (sic). »
Lacroix ironise sur la pschychose de paix, traitant les chancelleries occidentales comme des malades qui se tordraient d’appréhension à l’idée qu’une détente s’amorce. C’est que la paix, en régime de guerre froide, n’a rien d’évident : elle menace les budgets militaires, les diplomates en costume anthracite, les généraux, les analystes, les fournisseurs d’armement, les stratèges à lunettes épaisses, et toute une bureaucratie de la tension internationale. La « paix », dans la bouche de Lacroix, devient un phénomène comique, presque accidentel, que les puissances se renvoient comme une patate chaude.
Le développement sur la « PAIX DE DAMOCLES » pousse le trait : à force d’attendre la catastrophe, le monde serait devenu incapable d’accepter la moindre accalmie sans y voir un piège. L’article imite avec brio la langue des communiqués diplomatiques, truffée de précautions, de « déclarations officieuses », de « conversations préliminaires », de « notes verbales », et des sempiternelles « négociations en cours », qui depuis 1945 masquent maladroitement l’absence totale d’accord concret.
La mécanique satirique est d’autant plus efficace que Lacroix adopte la logique (et la syntaxe) de la presse à sensation. Il emprunte aux récits de guerre des formules haletantes : « On connaît la suite, désormais historique. » — « Mais la tension ne s’échauffe pas impunément. » Ce lexique dramatique appliqué à une “déclaration de paix” fait ressortir toute l’absurdité du moment diplomatique. Les “entrées en zone neutre”, les “quarante-huit heures décisives”, les “malentendus réparés” forment un décor déjà caricatural dans la presse généraliste ; Lacroix ne fait que pousser les curseurs.
Les nations, après s’être entraînées pour la guerre totale, se retrouvent totalement démunies lorsqu’il s’agit de régner autrement que par les nerfs. La « paix totale », dans ce monde-là, devient plus effrayante que la guerre : « Il semble bien, en effet, que la Troisième Paix mondiale promette d’être plus terrible encore que les opérations de 1918-39 et 1945-46. »
C’est là que Lacroix touche au cœur de son propos : dans les années 1950, la paix n’est pas un horizon lumineux, mais une période de tensions permanentes, d’espionnage, de réarmement, de chantages mutuels, de propagande. La « paix totale » signifie en réalité la continuation de la guerre par d’autres moyens. Aucun tir d’artillerie, mais une surveillance généralisée ; aucune invasion, mais un déploiement idéologique incessant. L’expression « après une paix courte, définitive, « comme on dit » » est un coup de stylet : les dirigeants promettent des apaisements qui ne reposent sur rien, et dont personne n’est dupe.
La satire de Lacroix n’épargne ni Washington ni Moscou. Elle moque également la presse, ses “règlements de service”, ses titres catastrophistes et ses changements brusques d’orientation. Mais derrière l’humour, quelque chose de très sérieux affleure : la peur diffuse de l’époque, l’impression que le monde n’est qu’à un faux mouvement d’un basculement nucléaire. C’est précisément pour cela que l’article frappe aussi juste : dans une époque saturée d’angoisse, Le Canard répond par le rire, non pas pour édulcorer, mais pour aiguiser.





