N° 189 du Canard Enchaîné – 11 Février 1920
N° 189 du Canard Enchaîné – 11 Février 1920
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A Dada ! A Gaga !
En février 1920, Le Canard déchaîné s’attaque à une nouveauté littéraire qui fait scandale : le dadaïsme. Sous la plume de Roland Catenoy, le mouvement est décrit comme une mode grotesque, héritière directe du vacarme parlementaire. Les dadaïstes, Picabia et consorts, sont accusés d’inventer ce que la Chambre pratique déjà depuis des décennies : le brouhaha, le non-sens, la pagaille. Mais au milieu de la charge, Catenoy reconnaît, non sans ironie, un certain souffle poétique. Le Canard met ainsi en lumière, avec dérision, l’irruption de l’avant-garde dans une société encore marquée par la guerre.
Nos quinze cent mille morts sont bien vengés, puisque maintenant vous voici immortel, Monsieur le Maréchal… L’Académie Française, est une des institutions les mieux vilipendées par le Canard, ce depuis son premier numéro, et notamment avec son remplissage de maréchaux au sortir de la guerre.
Foch à l’Académie, dessin de Guilac
Couac ! propose ses canards de 3 façons au choix
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L’article de Roland Catenoy du 11 février 1920 s’inscrit dans un moment charnière de la vie culturelle européenne. Deux ans après la fin de la Grande Guerre, Paris devient un foyer d’expérimentation artistique où surgit un mouvement venu de Zurich et porté par des figures comme Tristan Tzara, Francis Picabia et André Breton : le dadaïsme. Refus du sens, dérision de toutes les valeurs établies, goût pour le scandale et les performances absurdes, Dada est à la fois une révolte contre les horreurs de la guerre et une provocation jetée à la face du monde bourgeois.
Le Canard, qui s’est toujours méfié des emballements artistiques et des postures intellectuelles, ne pouvait manquer de croquer ce phénomène. Catenoy adopte un ton railleur dès le titre, « A Dada ! A Gaga ! », qui assimile le dadaïsme à une régression infantile. L’article s’ouvre d’ailleurs sur une classification moqueuse : les enfants qui disent « papa » feront des écrivains moraux, ceux qui disent « dada » se tourneront vers l’aventure, et ceux qui disent « caca » sombreront dans le naturalisme. Le décor est planté : tout est ramené au babillage, au non-sens, à l’enfance mal éduquée.
Catenoy décrit ensuite le premier « scandale » public des dadaïstes au Salon d’Automne. Il souligne le vacarme des performances simultanées, les cris d’animaux, les textes volontairement incohérents. Mais, fidèle à l’esprit du Canard, il retourne aussitôt l’accusation : après tout, la Chambre des députés n’offre-t-elle pas le même spectacle depuis Mac-Mahon ? « Cinquante individus parlent en même temps pour ne rien dire », écrit-il, démontrant que le dadaïsme, loin d’être une invention suisse, est « rigoureusement français ». Par ce parallèle grinçant, l’article établit une filiation directe entre l’avant-garde artistique et le brouhaha politique : deux mondes où la vacuité fait loi.
Pourtant, le texte n’est pas une simple condamnation. Dans sa verve ironique, Catenoy admet que « quelques dadaïstes ont un talent riche d’espoir ». Il cite même avec une pointe d’émotion un poème de Picabia (La Bicyclette arcevêque), preuve que derrière le délire, il existe un souffle poétique. On retrouve là l’ambivalence du Canard déchaîné : brocarder les modes, certes, mais reconnaître aussi qu’elles témoignent d’un état du monde.
En replaçant l’article dans son contexte, on comprend mieux son enjeu. En 1920, la France sort meurtrie d’un conflit qui a bouleversé ses valeurs, ses certitudes et ses hiérarchies culturelles. Dada apparaît comme une réponse provocatrice au chaos de 1914-1918. Pour Catenoy, c’est à la fois une folie grotesque et un miroir impitoyable de la société française. En se moquant des dadaïstes, il continue en réalité de dénoncer l’inanité des élites politiques et la vacuité des discours qui, à ses yeux, n’ont rien à envier aux poèmes les plus délirants de Picabia.
Ainsi, cette chronique du Canard témoigne d’un double regard : une raillerie contre les avant-gardes perçues comme absurdes, mais aussi une lucidité sur leur portée critique. En assimilant le dadaïsme au vacarme parlementaire, Catenoy inscrit l’avant-garde dans le grand théâtre de la République, où tout est bruit, gesticulation et illusion.





