N° 209 du Canard Enchaîné – 30 Juin 1920
N° 209 du Canard Enchaîné – 30 Juin 1920
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Bientôt le pain à 26 sous …La Vague de baisse commence à baisser.
Dans « Désastre à éviter« , Rodolphe Bringer pousse l’absurde jusqu’au comique : et si la vraie catastrophe économique n’était pas l’inflation, mais la chute des prix ? Entre satire des financiers et portrait d’un balayeur pris au piège du « trop d’argent », Le Canard livre une parabole ironique sur l’équilibre social.
Dans « Remettons ça », Victor Snell étrille le cynisme d’une France qui, à peine sortie de la Grande Guerre, repart déjà sabre au clair. À coups de sarcasmes, il démonte l’argumentaire officiel : derrière la rhétorique des « droits séculaires » et de la « défense nationale » se cache une nouvelle économie de guerre… et ses profiteurs.
Effet de la vague, dessin de Guilac
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Le 30 juin 1920, Le Canard enchaîné publie en première page un texte de Rodolphe Bringer intitulé « Désastre à éviter », qui illustre à merveille l’art de la satire économique. Au cœur de l’article : une mise en garde parodique contre le « danger » d’une baisse des prix. Là où tout un chacun aurait pu voir un soulagement, Bringer feint de partager l’angoisse des spéculateurs et démonte leur logique par l’absurde.
Le contexte est celui de l’après-guerre. La France sort épuisée du conflit de 1914-1918, les dettes s’accumulent, la monnaie est fragile et la vie chère alourdit le quotidien des classes populaires. La « vague de baisse » dont il est question renvoie aux fluctuations du franc et aux peurs boursières qui agitent alors les élites économiques. Pour les commerçants et financiers, une baisse trop brutale des prix serait synonyme de faillites et de ruine. Bringer choisit de reprendre cette inquiétude au pied de la lettre… pour mieux la tourner en ridicule.
Sa démonstration repose sur un exemple concret : celui du balayeur municipal, figure emblématique du petit peuple. Avec ses vingt francs quotidiens, il survit à peine, mais conserve un fragile « équilibre » : il nourrit sa femme et ses enfants. Et si les prix venaient à chuter ? Il disposerait soudain de treize ou quatorze francs supplémentaires. Mais que faire de ce surplus ? Certainement pas louer une loge à la Comédie-Française, s’abonner à un grand quotidien ou entretenir une danseuse… autant de « luxes » réservés aux classes aisées. Pour un homme simple, ce trop-plein d’argent serait inutile, donc dangereux : il briserait l’équilibre social.
En forçant le trait, Bringer met à nu l’idéologie des élites : maintenir les travailleurs dans la précarité n’est pas seulement un fait, mais un « principe d’ordre ». Le comique naît de ce renversement : la prospérité populaire devient une menace, là où la misère semblait la condition normale.
La chute de l’article est tout aussi mordante. « À quoi aurait donc servi la guerre ? », demande Bringer, si ce n’est à préserver le fragile édifice d’une société où chacun reste à sa place. L’ironie est d’autant plus acérée que le souvenir des sacrifices de 14-18 est encore brûlant. En 1920, les anciens combattants attendent reconnaissance et justice sociale ; ce qu’ils trouvent, c’est l’inflation, les tensions internationales (notamment en Syrie et en Turquie) et un pouvoir politique plus soucieux de rassurer les marchés que de récompenser leurs efforts.
Par cette parabole ironique, Bringer souligne l’absurdité d’un système qui redoute moins la misère que l’égalité. La satire transforme le balayeur en miroir social : s’il lui arrivait de gagner un peu mieux sa vie, l’ordre établi s’effondrerait. Autrement dit, c’est le maintien des inégalités qui est présenté comme une garantie de stabilité.
Un siècle plus tard, l’article conserve une étonnante actualité. Derrière la verve comique, il pose une question fondamentale : l’économie doit-elle être au service des marchés… ou de ceux qui travaillent ?
Dans cette même édition du Canard enchaîné, Victor Snell publie un article au titre sans équivoque : « Remettons ça ». Deux ans à peine après l’armistice, alors que la France panse encore ses plaies et que la reconstruction tarde à soulager le quotidien des anciens combattants et des classes populaires, voilà que le pays s’engage dans une nouvelle expédition militaire, cette fois en Syrie et en Turquie.
Snell ouvre son texte par une citation de Millerand, président de la République : « La France à qui le traité de Versailles a accordé des droits séculaires sur la Syrie n’hésitera pas à les conquérir s’il le faut par les armes ». Cette phrase, que l’auteur cite sans fard, donne le ton : la paix proclamée en 1919 n’est qu’une parenthèse, et la guerre coloniale prend le relais de la guerre mondiale.
Avec un sens consommé de l’ironie, Snell décrit les « avantages » que la nation s’apprête à retrouver. Le plus frappant est ce renversement du discours : la guerre n’est plus une calamité, mais une aubaine. On retrouvera les allocations supprimées avec l’armistice, la reprise de la production d’armements, l’activité des usines. Même les expulsions de locataires pauvres pourront être justifiées au nom de « l’effort de guerre ».
Mais Snell ne s’arrête pas à l’économie. Il enfonce le clou en rappelant les mesures de coercition et de contrôle qui accompagnaient l’état de guerre : la censure, les inculpations de « défaitisme », les cérémonies obligatoires. En caricaturant cet horizon retrouvé, il souligne le cynisme d’une classe politique qui ne voit dans la guerre que la restauration d’un ordre social et la résorption d’une crise économique.
Sa plume s’attarde aussi sur les ridicules de la bureaucratie militaire et patriotique. Les visites de réforme, les décorations académiques, les missions poétiques de Théodore Botrel, tout ce fatras du temps de guerre resurgit comme une mécanique absurde que l’on serait prêt à relancer sans scrupule. Même la carte de pain, abolie en octobre 1919, pourrait revenir : une victoire dérisoire, symbole du retour en arrière.
La chute de l’article est mordante. Snell rend hommage à Clemenceau, dont la « prudence » aurait consisté à maintenir le pays en état de guerre même après l’armistice. L’éloge paradoxal dit tout : dans cette logique, le seul tort de Clemenceau aurait été… d’avoir annoncé la paix trop tôt.
Par cette charge, Snell dénonce la continuité entre la guerre de 14-18 et l’impérialisme colonial des années 1920. En Syrie, l’armée française vient d’affronter les forces arabes du roi Fayçal, soutenu par Lawrence d’Arabie, lors de la bataille de Khan Mayssaloun (24 juillet 1920). Quelques semaines après l’article, Damas tombera sous contrôle français.
En somme, Le Canard met en lumière une vérité dérangeante : la paix signée à Versailles ne signifiait pas la fin des guerres, mais leur déplacement. Et derrière les envolées patriotiques, c’est bien la perpétuation d’un système économique et politique fondé sur le conflit que Snell met en accusation.
Une double leçon satirique
En miroir, les deux articles révèlent le même cynisme des élites : la guerre, comme la vie chère, sont présentées comme des nécessités. Pour Snell, la guerre coloniale apparaît comme la prolongation logique d’une économie de guerre qui profite aux puissants. Pour Bringer, la défense des prix hauts n’est rien d’autre que la protection des rentiers et des intermédiaires au détriment des classes populaires.
Ce double registre – ironie grinçante de Snell, humour absurde de Bringer – incarne l’art satirique du Canard enchaîné de 1920. Un journal qui, en pleine crise politique, sociale et économique de l’après-guerre, renverse le discours officiel en poussant jusqu’à la caricature ses logiques implicites.
L’édition du 30 juin 1920 s’inscrit ainsi dans une tradition qui fera la force du Canard : révéler que derrière les grandes envolées patriotiques ou économiques se cache toujours une défense d’intérêts très concrets. En 1920, comme aujourd’hui, le rire demeure une arme politique.

 
      



