N° 332 du Canard Enchaîné – 8 Novembre 1922
N° 332 du Canard Enchaîné – 8 Novembre 1922
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8 novembre 1922 : Quand Bringer voit fleurir le fascisme
Des mandolines pour couvrir le bruit des bottes
À peine Mussolini arrivé au pouvoir, Le Canard enchaîné entonne la contre-chanson. Sous la plume ironique de Rodolphe Bringer, l’Italie fasciste se pare de fleurs, de chianti et de cartes postales — pendant que les libertés s’éteignent à la mandoline. Derrière le ton léger, une inquiétude lucide : celle d’un satiriste qui sent déjà que la “plus heureuse floraison” ne portera bientôt que des fruits amers.
Une minute de recueillement, dessin à la une de Mat
petits manques, restaurations
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Le 8 novembre 1922, quelques jours après la Marche sur Rome et l’arrivée de Benito Mussolini au pouvoir, Le Canard enchaîné publie en page 3 un article signé Rodolphe Bringer, titré avec un cynisme éclatant : « La plus heureuse floraison couronne l’avènement du fascisme ». Tout y est : les “fruits dorés” d’une Italie soi-disant pacifiée, la mandoline des villages, les discours sur la grandeur retrouvée… et, sous la plume du Canard, la certitude que cette joie imposée annonce des temps beaucoup moins ensoleillés.
Bringer, chroniqueur régulier du journal, joue ici à plein la carte du faux enthousiasme. Il dépeint une Italie où “la joie et la félicité se sont levées sur toute la Péninsule”, où “les fascistes sont joyeux” et “les morts eux-mêmes sourient dans la terre italienne”. Le ton, faussement émerveillé, mime le lyrisme de la presse officielle italienne et des journaux français les plus complaisants. Mais les exagérations et les rapprochements absurdes — “les morts illuminés de lanternes vénitiennes”, “le chianti des fleurs du bien-être” — dévoilent vite la satire : sous la façade festive, Bringer met à nu la mécanique du totalitarisme naissant.
L’article, écrit dans les jours qui suivent la prise du pouvoir par Mussolini (30 octobre 1922), s’inscrit dans un contexte européen encore hésitant. En France, nombre de journaux bourgeois saluent le “rétablissement de l’ordre” en Italie et la fin du chaos parlementaire. Le Canard enchaîné, fidèle à son pacifisme et à son antinationalisme viscéral, choisit la dérision pour alerter sur le danger. À travers le vernis humoristique, le texte interroge déjà les ambitions expansionnistes du régime : Bringer cite les revendications territoriales italiennes — la Corse, Nice, la Savoie, Marseille — comme autant de “fruits mûrs à cueillir”. L’ironie masque mal l’inquiétude : le fascisme italien regarde au-delà des Alpes.
La mise en page renforce cette moquerie à froid. Le dessin de Henri Guilac, montrant des Italiens en liesse autour d’un tonneau de chianti géant, évoque une farandole grotesque — une Italie caricaturale où la fête tourne au simulacre. En bas de page, une “carte de la Grande Italie” illustre les visées territoriales du Duce : une “Italie fasciste (sur une grande échelle)” où la France du Sud se dissout dans le rêve impérial. C’est une géographie de l’absurde, tracée à l’encre du sarcasme.
Ce texte est révélateur du regard du Canard sur les totalitarismes à venir. Dès 1922, le journal perçoit le fascisme non comme un accident italien, mais comme une tentation européenne — une réponse autoritaire à la crise économique et morale d’après-guerre. Bringer oppose la beauté des mots (“joie”, “fleurs”, “mandoline”) à la brutalité sous-jacente : la “plus heureuse floraison” cache un jardin de fer. Cette ironie tragique, qui deviendra une signature du Canard dans les années 1930 face à Hitler, est déjà là, intacte.
Le texte frappe aussi par son sens du rythme et du double sens : derrière le ton guilleret, l’humour de Bringer devient une arme politique. Quand il écrit que “l’Italie forme le juste programme de ses aspirations nationales”, il ne s’agit pas d’un éloge, mais d’une dénonciation anticipée du nationalisme conquérant. Dans un pays encore traumatisé par la guerre, ce Canard de novembre 1922 réaffirme, avec une élégance désabusée, que les drapeaux qui fleurissent trop vite se fanent toujours dans le sang.
Ainsi, dès ses premières lignes sur Mussolini, Le Canard enchaîné savait flairer la farce avant la tragédie.

 
      



