Le 20 décembre 1922, à la veille de l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises, Le Canard enchaîné publie un long article de Jules Rivet intitulé « La Ruhr est une région superbe qui contient des richesses merveilleuses, on nous la donnera pour nos étrennes ». Ce faux reportage, sous-titré “Apprenons à connaître nos richesses nationales”, est un bijou d’humour patriotique retourné. Derrière le ton faussement géographique, Rivet signe une charge d’une férocité rare contre la politique de Raymond Poincaré, alors décidé à “faire payer l’Allemagne” par la force.
En décembre 1922, la France vit dans un climat de tension croissante. L’Allemagne, épuisée par les réparations du traité de Versailles, multiplie les retards de paiement. À Paris, les nationalistes réclament des sanctions immédiates : si Berlin ne paie pas, on prendra la Ruhr — ce bassin industriel d’où sortent le charbon et l’acier allemands. Dans les salons politiques et la presse conservatrice, on parle de “s’emparer de la richesse” comme on s’offrirait un territoire en cadeau de Noël. Rivet détourne cette logique avec un humour dévastateur : il transforme l’opération militaire annoncée en excursion touristique.
Sous sa plume, la Ruhr devient un “pays de Cocagne” où “les cheminées d’usine poussent sans effort apparent” et où “les arbres chargés de jambons laissent tomber des chèques et des billets de banque”. Tout le lexique de la géographie savante est recyclé pour faire rire : le climat “plus tempéré que celui de la Ruhr”, les “carrières de mazout, de radium, d’aspirine et de diamants”, les “vraies prairies de choucroute”. Quant à la population, elle “se repose en faisant des enfants à des femmes plus belles que le jour”. La dérision culmine avec une carte signée Henri Guilac, parodie de mappemonde scolaire, où Munich, Bayreuth et Essen voisinent avec “Delicat-Essen” et “Podbahl”.
Mais au-delà de la plaisanterie, l’article est une critique politique d’une grande acuité. Rivet dénonce la frénésie patriotique qui saisit la droite française : “M. Poincaré jure dans tous les cimetières qu’il va rentrer dans la Ruhr”, écrit-il, moquant les grands discours moralisateurs du président du Conseil. L’ironie repose sur un procédé constant : feindre de croire à la propagande officielle pour mieux en révéler l’absurdité. Les “richesses merveilleuses” de la Ruhr deviennent le miroir des appétits français — et de leur aveuglement.
L’année 1922 touche à sa fin. Dans trois semaines, les troupes françaises franchiront effectivement le Rhin (janvier 1923), entraînant une crise internationale majeure et une flambée d’hyperinflation en Allemagne. Mais en décembre, Le Canard a déjà percé la bulle nationaliste. Sa conclusion — “Quand on songe que plus de cinquante gouvernements se sont succédé depuis que nous sommes en République, on n’a pas songé à nous faire cadeau d’un pays qui est si bien à portée de notre main” — tourne en dérision le mythe du “butin” national.
En quelques colonnes, Rivet réussit un triple coup : un pastiche de reportage scientifique, une satire antimilitariste et une critique sociale. Derrière la drôlerie des images (les “précipices à bière”, les “collines de saucisse”), c’est tout un peuple fatigué de la guerre qui parle, celui qui ne veut plus de gloire ni de frontières à reconquérir. Comme souvent dans Le Canard enchaîné des années 1920, le rire sert de vaccin contre la bêtise patriotique.
La Ruhr, promise comme un cadeau, n’est ici qu’un miroir déformant — et Jules Rivet s’y amuse à voir le reflet d’une France trop sérieuse pour être sage.