Le 13 septembre 1923, en Espagne, le général Miguel Primo de Rivera prend le pouvoir à Barcelone, renverse le gouvernement constitutionnel et s’arroge la direction du pays avec la bénédiction du roi Alphonse XIII. Officiellement, il s’agit d’un coup d’État « pour sauver la patrie » du désordre, de la corruption et de la menace ouvrière. Officieusement, c’est une manœuvre d’autorité à l’ancienne, où monarchie et armée se donnent la main pour mater la démocratie.
Une semaine plus tard, Le Canard enchaîné publie cette pièce d’anthologie signée Pierre Bénard. Sous le titre « Les fêtes du coup d’État espagnol ont obtenu le plus grand succès », le journal tourne l’événement en dérision absolue. Le ton est faussement journalistique, imitant les dépêches de presse les plus solennelles : lieu, date, commentaires, tout y est. Mais chaque ligne détourne le style diplomatique en une bouffonnerie.
Ainsi, « la cérémonie du coup d’État s’est déroulée avec beaucoup de succès, suivant le programme établi ». L’armée, écrivant son putsch comme un gala mondain, se voit attribuer des rôles comiques : les troupes crient « Vive la Révolution ! » à contretemps, un soldat « étourdi » est puni pour avoir crié trop tôt, et la fanfare joue La Violetera pour donner le ton. Le grotesque s’installe d’emblée.
Bénard pousse l’absurde plus loin encore. Il invente un gouvernement fictif où chaque portefeuille devient une moquerie : « Guerre et Révolution intérieure : Général Primo de Rivera. Finances : Général Pesetas. Probité nationale et Courses de taureaux : Général Aficionados y Cacahueteras ». En trois phrases, il ridiculise à la fois la corruption espagnole et la grandiloquence des dictatures.
Le roi Alphonse XIII, complice du coup, n’est pas épargné. Bénard décrit sa réception du dictateur comme une scène de salon : le roi, assis sur son trône, félicite son hôte d’un air distrait, et termine la rencontre par une partie de cartes. L’Espagne monarchique et militariste devient un théâtre d’ombres, où les « Messieurs de la Révolution » — selon la légende du dessin accompagnant l’article — jouent à la République sans en comprendre le texte.
Derrière cette farce, le Canard livre une critique politique sérieuse. L’Europe de 1923 voit renaître les régimes autoritaires : Mussolini est au pouvoir depuis un an, la France s’enlise dans l’occupation de la Ruhr, et l’Espagne, exsangue, choisit la voie du sabre. En feignant de traiter le putsch comme une kermesse, Bénard souligne le vide moral d’une époque où les coups d’État deviennent des spectacles applaudis par les rois et salués par les capitales.
L’ironie de la formule « Les fêtes du coup d’État ont obtenu le plus grand succès » condense tout le génie du Canard enchaîné des années vingt : la satire comme miroir du pouvoir, le rire comme antidote à la peur.
En somme, dans ce numéro du 19 septembre 1923, Bénard signe bien plus qu’un billet d’humeur : une miniature politique où le grotesque révèle la gravité. À Madrid comme ailleurs, le tragique s’annonce toujours sous les traits d’une comédie.