N° 415 du Canard Enchaîné – 11 Juin 1924
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1914 : Millerand-tan-plan ! 1924 : Millerestenpland…
Le vrai motif- Les grandes heures : M. François Marsal réussit une brillante démission – Le centenaire du bac de gaz- M. Archimbaud avait perdu M. Herriot – Les belles réalisations : On inaugure la piscine des tourelles, discours et divertissements, par Pierre Bénard – Suivant leurs mérites, par G. de La Fouchardière – Un bon conseil en passant, par Rodolphe Bringer – Sensationnelles révélations : Ce que contiennent leur portefeuilles – Le portefeuille de M. Millerand, M. Herriot, M. Maginot, M. Franklin-Bouillon, M. Archimbaud, par Jules Rivet– La réglementation des maisons de coiffure : d’énergiques mesures s’imposent – Ce qu’ils sont devenus : M. Léon Daudet conduit un autobus – Géographie comparée, dessin de Paul Ferjac.
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« Suivant leurs mérites » : La Fouchardière s’amuse des décorations et de la reconnaissance nationale
Une satire féroce du culte des médailles et des honneurs sous la Troisième République
Dans sa chronique de l’Œil-de-Bouif publiée à la une du Canard enchaîné du 11 juin 1924, Georges de La Fouchardière offre une démonstration exemplaire de son art : moquer les vanités officielles et les réflexes de servilité d’une République engoncée dans ses rituels de reconnaissance. Sous le titre faussement neutre « Suivant leurs mérites », le chroniqueur déploie une satire jubilatoire contre la frénésie décorative et la récupération politique de la mémoire de guerre, à un moment où la France de l’après-1918 s’emploie à panser ses plaies… et à distribuer des rubans.
Le prétexte de la chronique est la multiplication des cérémonies officielles. “Tous les jours, le gouvernement décore à titre posthume des citoyens qu’ont été fusillés autrefois par erreur et qu’on croit maintenant dignes d’honneur”, raille La Fouchardière dès l’ouverture. Le ton est donné : ce n’est pas la reconnaissance sincère qui anime la République, mais le besoin d’entretenir un récit national héroïque. En 1924, la France sort à peine de l’occupation de la Ruhr, la crise économique s’aggrave, et la victoire électorale du Cartel des gauches (le 11 mai) n’a pas dissipé les tensions. Dans ce contexte, les décorations et les statues servent d’anesthésiant moral : elles transforment la souffrance en ornement.
La Fouchardière, fidèle à son style dialogué avec le personnage récurrent “Bicard”, déroule une galerie savoureuse de distinctions absurdes : Marcel Huillier, Maurice Barrès, Jeanne d’Arc — tous convoqués dans une même parade où les morts et les vivants sont célébrés “suivant leurs mérites”, c’est-à-dire suivant les convenances du moment. Le culte des héros devient un théâtre burlesque où les académiciens, les ministres et les veuves officielles rivalisent de vanité. Derrière la plaisanterie, la critique est redoutable : le pouvoir républicain s’approprie les morts pour légitimer ses vivants.
Le journaliste raille notamment la “Reconnaissance nationale à Maurice Barrès”, célébrée en ce mois de juin 1924, quelques mois après la disparition de l’écrivain nationaliste. Barrès, héros pour les uns, idéologue du chauvinisme pour les autres, devient sous la plume de La Fouchardière le symbole d’une France qui récompense la posture bien plus que la pensée : “On le mettra à cheval sur une place publique, on fera défiler les bataillons, et Mme Millerand déposera des fleurs.” L’allusion à Alexandre Millerand, président sortant honni du Canard pour ses tendances autoritaires et son goût de la pompe, achève de transformer la cérémonie patriotique en mascarade.
Cette satire du “méritorisme” trouve une résonance toute particulière dans la Troisième République, dont la distribution de croix et de rubans est devenue un véritable rituel politique. Depuis la Grande Guerre, la France compte des centaines de milliers de décorés de la Légion d’honneur ou de la Croix de guerre. En 1924, la société française est saturée de ces symboles : la hiérarchie des mérites s’y confond avec celle des castes. La Fouchardière y voit la preuve que la République récompense non pas la vertu, mais l’obéissance — et qu’elle fabrique des héros pour mieux détourner le regard des injustices sociales.
Dans un passage d’une ironie éclatante, il imagine que les distinctions soient désormais “attribuées à la semaine, suivant les convictions politiques”. Le journaliste pointe là le cynisme d’un système où le patriotisme sert de monnaie électorale. Le ruban rouge, jadis symbole d’honneur, devient l’équivalent d’un bon point.
En 1924, cette chronique s’inscrit dans un Canard enchaîné au sommet de sa verve politique : libre, insolent, observateur impitoyable d’une République qui, après avoir vaincu la monarchie, reproduit ses travers décoratifs. Avec “Suivant leurs mérites”, La Fouchardière rappelle que le rire reste l’arme la plus efficace contre les postures officielles — surtout quand l’honneur se distribue “comme les médailles d’une kermesse patriotique”.