N° 418 du Canard Enchaîné – 2 Juillet 1924
N° 418 du Canard Enchaîné – 2 Juillet 1924
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Après l’élection de Mr Maurice Quentin, les halles sont en fête – Divers personnages prononcent l’éloge de la vie chère, par Pierre Bénard
Un grand succès pour la S.D.N. : Transvaal gagne le Grand Prix, M. Doumergue se déclare satisfait – La réforme de l’almanach, par Jules Rivet – Les grandes épreuves par Georges de la Fouchardière – En regardant monter le franc – A quoi rêvent les jeunes filles, par Whip – L’amnistie et la reprise des affaires – M. Herriot fume la pipe – M. Mussolini cherche le coupable – Contes du canard : L’amnistié, par Victor Snell – Le Président de la République à l’exposition du gaz
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« Les Halles sont en fête » : Pierre Bénard et la satire de la “vie chère” sous la République des boutiquiers
Une cérémonie d’autocongratulation où la satire du Canard perce sous les guirlandes d’oignons
Dans son article du Canard enchaîné du 2 juillet 1924, Pierre Bénard orchestre un petit chef-d’œuvre de satire sociale et politique. Sous le titre apparemment anodin « Les Halles sont en fête », il imagine une cérémonie triomphale organisée par les mandataires du grand marché parisien en l’honneur d’un élu fictif — M. Maurice Quentin — figure symbolique du notable opportuniste, de l’élu commerçant et du protecteur des intérêts les plus terre-à-terre. Derrière la farce, c’est toute la mécanique de la “vie chère” qui est mise en accusation, dans une France où les prix flambent, où la spéculation s’emballe, et où les responsables politiques semblent s’en féliciter.
En juin 1924, la République vit un moment paradoxal : le Cartel des gauches d’Édouard Herriot vient d’accéder au pouvoir après avoir promis de soulager le peuple du poids de la guerre et du coût de la vie. Mais la crise monétaire, aggravée par les déficits publics, les réparations allemandes incertaines et la dépréciation du franc, continue d’éroder le pouvoir d’achat. Pour les Parisiens, les Halles — cœur battant du commerce alimentaire — deviennent le symbole de cette “vie chère” que l’on dénonce sans jamais la résoudre. C’est dans ce contexte que Bénard imagine, avec une ironie mordante, la glorification burlesque d’un élu qui aurait “servi” ses mandants… en laissant les prix monter.
Le ton est celui d’un reportage solennel, à la manière des chroniques officielles : “Les Halles avaient été décorées spécialement pour l’occasion. Des guirlandes de carottes, d’oignons et d’artichauts ornaient la halle des primeurs.” Tout y est : les discours, les toasts, la “réponse de M. Quentin”, la mention du “buffet qui avait été dressé dans le pavillon de la charcuterie”. Mais sous l’apparente bonhomie, le Canard met à nu le grotesque du pouvoir local et de ses connivences économiques. Les marchands, reconnaissants, célèbrent leur élu pour avoir “protégé les intérêts de la France”, c’est-à-dire les leurs — une manière de dire que le patriotisme se porte désormais en tablier de boucher.
Bénard excelle dans l’art de la double lecture : la cérémonie fictive est à la fois comique et terrifiante. On y boit à la prospérité des oignons, on félicite l’élu d’avoir “tenu tête aux tendances démagogiques” (c’est-à-dire à toute velléité de réforme), et l’on jure que la politique des prix élevés est “la plus belle louange” rendue au travail national. En filigrane, la satire vise les réflexes conservateurs du petit commerce, pilier du radicalisme d’alors, que le Canard accuse d’avoir trahi l’esprit républicain pour défendre les marges.
Dans un style proche du Petit Journal ou des comptes rendus municipaux, Bénard détourne le langage administratif pour en faire une arme d’ironie : “Les piles de citrouilles surmontées d’oriflammes” deviennent les symboles d’une bourgeoisie satisfaite d’elle-même, confondant la prospérité avec la cherté. L’élu, humble en apparence, promet de “ne pas considérer sa tâche comme terminée” — autrement dit, de continuer à favoriser les hausses des prix “dans une politique d’ordre et de stabilité”. La dernière phrase du discours résume l’hypocrisie du moment : « Nous répondrons comme toujours aux cris des clients en haussant les prix ».
Ce faux reportage, typique du Canard enchaîné de l’époque, s’inscrit dans une tradition de satire politique héritée de La Fouchardière et de Béraud : démythifier les “honnêtes gens” de la République, ces petits puissants qui incarnent la médiocrité triomphante. En 1924, dans un pays qui sort difficilement du chaos de l’après-guerre et où les classes moyennes s’accrochent à leurs privilèges, cette “fête des Halles” illustre à merveille la devise ironique du journal : rire pour ne pas pleurer.
Sous les guirlandes de carottes et les hymnes à la vie chère, Bénard signe une chronique amère : celle d’une République où l’on fête le progrès social… à condition qu’il rapporte.