N° 430 du Canard Enchaîné – 24 Septembre 1924
N° 430 du Canard Enchaîné – 24 Septembre 1924
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Seul, parmi la presse, le matin n’a soufflé mot du Kid à Paris (le commerce a des raisons que le journalisme n’ignore pas)
Un gros événement mondial : Le gosse est arrivé à Paris accompagné de sa nourrice, par Pierre Bénard – Le Ku Klux Klan – Un cri d’alarme, la seule mesure – Après Spithead et Toulon, la société des nations organise la revue navale de la paix – M. Herriot tient ses promesses, l’ambassade du Vatican est supprimée – Pour l’amélioration de la race indigène, les réformes coloniales de M Daladier – La vie de château, par G. de La Fouchardière – Les attentats politiques de la Guadeloupe, une nouvelle bombe éclate : Où l’on voit un député noir organisé une véritable terreur blanche – A propos de l’affaire du « Mulhouse », l’alcool de morue existe-t-il ? Les initiatives de monsieur Mayer : Pour avoir de bonnes huîtres – C’est la danse nouvelle : La huppa huppa – Le collier sous les draps, roman mondain – Le mot cocktail indésirable ? L’opinion de monsieur Maginot – L’affaire du collier se complique : Madame Jane Marnac dépose une plainte contre Mme Sawel –
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24 septembre 1924 : quand “le Gosse” fait rire Paris — Hollywood, l’enfance et la satire de la célébrité selon Pierre Bénard
Une chronique malicieusement ironique sur la starisation et la fascination française pour le cinéma américain
Dans son édition du 24 septembre 1924, Le Canard enchaîné consacre sa une à un événement que la presse de l’époque juge “mondial” : l’arrivée à Paris du petit Jackie Coogan, l’enfant prodige du film The Kid de Charlie Chaplin. Sous la plume de Pierre Bénard, le quotidien satirique s’empare du sujet avec la verve et la distance qui le caractérisent : derrière la chronique apparemment anodine d’une visite mondaine se cache une observation piquante sur la société du spectacle naissante et sur la fascination française pour les mirages d’Hollywood.
En 1924, Jackie Coogan n’a que dix ans, mais il est déjà l’un des enfants les plus célèbres du monde. Découvert par Chaplin trois ans plus tôt, il incarne dans The Kid la tendresse et la misère de l’enfance, bouleversant un public encore marqué par les souffrances de la guerre. Son arrivée en Europe suscite une ferveur médiatique inédite : la presse populaire se précipite à la gare du Nord, la bourgeoisie parisienne rêve d’apercevoir “le Kid”, et même les ministres ou les préfets se prêtent au jeu des réceptions officielles. C’est précisément cette dévotion quasi patriotique qu’égratigne Bénard.
Dès le titre — “Le Gosse est arrivé à Paris accompagné de sa nourrice” — le ton est donné : l’ironie s’installe sous le vernis du reportage. L’article imite à la perfection le style emphatique du Petit Journal ou du Matin, en poussant le ridicule à son comble : “Nous sommes comblés”, écrit Bénard, “il ne manque plus rien à notre bonheur”. Derrière cette exclamation se lit la moquerie d’un peuple prompt à s’extasier devant les symboles de la modernité américaine, alors même qu’il traverse encore les difficultés de l’après-guerre.
Le récit lui-même parodie les conventions du journalisme mondain. À la gare du Nord, “le petit Coogan sauta prestement sur le quai” et fut accueilli “par les fils de M. Marcel Hutin et de M. Morain, préfet de police” : toute une galerie de “grands de ce monde” miniaturisés en “fils de” ridiculise le snobisme parisien. L’enfant prodige devient le miroir grotesque de la société française, fascinée par l’enfance comme par un gage de pureté retrouvée — mais dont le Canard rappelle qu’elle n’a rien d’innocent.
L’entretien fictif avec “le Kid” accentue encore la satire. À la question sur ses goûts, il répond : “Je goûte par-dessus tout votre plat national : la phosphatine Fallières.” Référence savoureuse à une marque d’alimentation infantile bien française, cette réplique moque à la fois le patriotisme publicitaire et l’artificialité de la communication médiatique. Le Kid, machine à attendrir, devient ici un “produit d’importation” que la presse française s’empresse d’adopter pour se donner bonne conscience.
Enfin, Bénard conclut sur une pirouette tout en finesse : le jeune Coogan, après avoir assisté à un gala au Guignol des Champs-Élysées, “se montra enchanté du spectacle et tint, avec l’autorisation de sa gouvernante, à aller féliciter lui-même les acteurs.” La phrase, faussement anodine, ridiculise la hiérarchie du monde adulte et la mise en scène médiatique de la candeur enfantine. Le “gosse” de Chaplin, héros des rues et icône de la pauvreté, devient à Paris un petit prince mondain sous la garde d’une nourrice américaine.
En surface, l’article se lit comme une plaisanterie bienveillante ; en profondeur, il dit tout du basculement des années 1920 : la presse populaire, désormais fascinée par les vedettes du cinéma, troque la critique sociale contre l’anecdote charmante. Pierre Bénard, fidèle à l’esprit du Canard, inverse la perspective : il montre que l’enfance vendue par Hollywood est déjà un produit d’exportation, et que le vrai “gamin de Paris”, celui de Gavroche ou de Poulbot, s’est effacé devant son double transatlantique.
Sous la caresse du trait, c’est donc une petite leçon d’indépendance culturelle que livre Bénard : derrière les câlins du “Gosse”, c’est la soumission joyeuse de la France à la modernité américaine que Le Canard enchaîné met en scène — et en boîte.