Dans son édition du 24 août 1927, Le Canard enchaîné consacre sa une à un genre journalistique immuable : celui du “serpent de mer”. Sous la signature de Drégerin — pseudonyme du journaliste André Guérin, alors jeune chroniqueur —, le journal offre une parodie réjouissante des “grandes nouvelles” de la presse quotidienne pendant la torpeur estivale.
Le titre donne le ton : « Le Canard présente quelques aspects du fameux serpent de mer ». L’expression, déjà populaire à l’époque, désigne ces sujets récurrents, spectaculaires et creux, qui reviennent chaque été meubler les colonnes des journaux. À une époque sans radio continue ni télévision, la presse écrite rivalise d’imagination pour attirer le lecteur. Le Canard s’en empare avec gourmandise, livrant une compilation fictive de “dépêches” absurdes : l’assassinat de Trotsky, Guillaume II prenant des leçons de bilboquet à Doorn, ou encore la capture d’un plésiosaure en Uruguay.
Dès les premières lignes, Drégerin plante le décor : “La belle saison des vacances bat décidément son plein. On ne s’en douterait peut-être pas au spectacle de la plage de Deauville…” Le ton faussement grave, les datelines inventées (“Kowno, 23 août”, “Montevideo, 23 août”) et les formules toutes faites imitent à la perfection le style télégraphique des grands journaux. Chaque “nouvelle” pousse la dérision un peu plus loin : Trotsky aurait été “révolversé” par le Guépéou ; le Kaiser, reconverti dans le bilboquet, “reprend espoir” pour les monarchistes allemands ; des “trappeurs uruguayens” auraient capturé un plésiosaure “à trois pattes”. Le trait est appuyé, mais le ton reste feutré : la caricature est d’autant plus mordante qu’elle se déguise en reportage.
L’intention du Canard dépasse la simple plaisanterie. En moquant ces “fausses nouvelles” avant la lettre, Guérin dénonce le vide de la grande presse, incapable de s’affranchir du sensationnel. L’article s’ouvre d’ailleurs sur une pique bien sentie : “L’Europe nous envie sauf peut-être à cet égard toute espèce d’indiscrétion.” Autrement dit, la presse française brille davantage par sa propension à inventer que par sa capacité à informer.
La parodie vise autant la presse bourgeoise (Le Matin, Le Journal, Le Temps) que les habitudes de consommation médiatique. Le lecteur, complice du Canard, est invité à reconnaître les tics du feuilleton d’actualité : les dépêches improbables venues d’Orient, les animaux fabuleux, les faux mystères politiques. Guérin pousse l’ironie jusqu’à promettre “une série de télégrammes de derrière les fagots sur la mort de Clemenceau ou sur le départ de Poincaré”. C’est tout le principe du serpent de mer : une rumeur qui se nourrit d’elle-même, sans jamais mourir.
L’article s’inscrit dans une longue tradition de Canard enchaîné moqueur envers la presse “sérieuse”. Depuis sa fondation, le journal satirique s’emploie à “brûler la grande presse” — selon son propre surtitre —, c’est-à-dire à la dénoncer par la dérision plutôt que par le pamphlet. Ici, la démonstration est parfaite : un pastiche d’autant plus drôle qu’il sonne vrai.
En 1927, à l’heure où la France s’offre une trêve estivale après les tensions politiques du printemps, le Canard rappelle que la désinformation n’est pas née d’hier. Le serpent de mer, qu’il soit bilboquet ou plésiosaure, continue d’étendre ses anneaux jusque dans nos étés contemporains.