N° 620 du Canard Enchaîné – 16 Mai 1928
N° 620 du Canard Enchaîné – 16 Mai 1928
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Le droit des peuples à disposer… et la Chine au Japon !
Quand Le Canard enchaîné tourne en dérision la diplomatie des canons
En mai 1928, Le Canard enchaîné raille les grandes puissances qui prétendent défendre la liberté des peuples tout en se disputant la Chine à coups de baïonnettes. En une, le dessin de Grove détourne le slogan wilsonien du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » : on y voit un soldat japonais brandissant son drapeau sur un territoire conquis. En page 3, le billet intitulé « La bouteille à l’encre de Chine » résume l’hypocrisie occidentale : la Chine est envahie au nom de sa protection, et chacun s’y sert comme à un buffet.
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Le Canard enchaîné du 16 mai 1928 revient sur la crise sino-japonaise qui secoue alors le Nord de la Chine. Sous le titre ironique « Le droit des peuples à disposer… et la Chine au Japon ! », le dessin de W. N. Grove illustre à lui seul la position du journal : derrière les discours sur la civilisation et le droit international, la politique impérialiste continue son œuvre. La caricature, sobre et percutante, montre un soldat japonais, raide et conquérant, plantant son drapeau sur le sol chinois. Le trait est volontairement dépouillé : un drapeau au soleil levant, une silhouette martiale, et le slogan dévoyé du président Wilson, proclamé dix ans plus tôt — « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » — désormais retourné contre ceux qui en avaient fait un instrument de propagande.
En 1928, la situation en Chine est explosive. Depuis la révolution de 1911, le pays est déchiré entre seigneurs de guerre, nationalistes et communistes. Tandis que Tchang Kaï-chek cherche à unifier le territoire sous la bannière du Kuomintang, le Japon, puissance montante en Asie, multiplie les interventions militaires pour protéger ses intérêts économiques et territoriaux. Les événements de Tsinan (ou Tsi-Nan-Fou), début mai 1928, font scandale : l’armée japonaise y massacre des civils chinois après une altercation avec les troupes nationalistes. Officiellement, Tokyo invoque la défense de ses ressortissants ; en réalité, il s’agit d’une démonstration de force.
Le billet de page 3, signé collectivement et titré « La bouteille à l’encre de Chine », prolonge le sarcasme du dessin. On y apprend, sur un ton faussement informatif, que plusieurs puissances occidentales — britanniques, américaines, françaises, italiennes et japonaises — maintiennent à Tianjin (T’ien-Tsin) une garnison multinationale de plusieurs milliers d’hommes « pour protéger la capitale chinoise contre les Chinois qui veulent s’en emparer ». La phrase, absurde dans sa logique même, résume l’incohérence d’une époque où l’ingérence coloniale se pare du masque de la civilisation.
Le Canard ne se prive pas d’épingler le langage diplomatique. Les propos prêtés à Sir Austen Chamberlain, alors ministre britannique des Affaires étrangères, sont rapportés avec une ironie transparente : il « surveille la situation et est prêt à tirer son épingle du jeu ». Autrement dit, chacun guette l’occasion d’agrandir son influence sur le dos d’une Chine disloquée. Le consul japonais, quant à lui, attribue les troubles à « l’intrigue communiste » — un réflexe antirouge qui justifie toutes les interventions. La dernière phrase du billet, qui évoque « la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes », referme la boucle en y apposant la marque du cynisme universel : on tue au nom de la liberté, et l’on appelle cela le progrès.
Ce double commentaire — visuel et textuel — témoigne de la lucidité du Canard enchaîné face à la politique mondiale de l’entre-deux-guerres. En 1928, alors que l’Europe se berce d’illusions pacifistes, le journal rappelle que la paix n’est qu’un mot quand les empires défendent leurs zones d’influence. La Chine n’est ici qu’un miroir où se reflète l’arrogance des puissances : l’Occident, prompt à moraliser, s’y enfonce dans la même logique de domination qu’avant 1914.
Ainsi, le dessin de Grove et la chronique qui l’accompagne forment un duo d’une actualité mordante. En quelques lignes et quelques traits, Le Canard démonte la comédie des chancelleries : à l’encre de Chine, l’histoire s’écrit toujours en lettres de sang.

 
      



